Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/232

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec laquelle les rois et les reines doivent compter. Les radicaux, les iconoclastes qui aspiraient à supprimer l’Église établie et la Chambre des lords, les tacticiens qui faisaient des alliances avec les Irlandais, les démagogues qui promettaient à tout Anglais « trois acres et une vache, » lui causaient des transports d’indignation. Ce n’était pas là son seul chagrin : il avait de fréquens et violens accès de goutte, et il se reprochait peut-être d’avoir trop souvent dîné en ville. Et puis il voyait disparaître l’un après l’autre les Anglais et les Français qu’il avait le plus aimés. Il se consolait en se souvenant. En 1879, il écrivait à son vieil ami Dempster : « Le grand plaisir d’avancer en âge est de regarder derrière soi. On aperçoit dans le lointain des groupes composés uniquement de gens qui plaisent. Les yeux de la jeunesse qui regardent toujours en avant ne voient rien d’aussi charmant ni d’aussi réel. Je rêve que je suis assis avec vous sur un talus que fleurit la bruyère, dans les Highlands, vers le 15 août, et que nous parlons de ces choses. Il y a dans notre carnier une douzaine de couples de grouses. Ne me faites pas souvenir que nous sommes en février, que je suis à Londres, que lèvent souffle du Nord-Est. » L’année suivante, il était à Paris, et il fit une lecture à l’Institut. Il revit Mme Mohl, qui lui parut « vieille comme les montagnes ; » elle avait au moins « mille ans. » Il revit aussi dans les galeries du Louvre quelques-uns des tableaux qu’il admirait le plus, et il se dit qu’il est doux pour un vieillard de contempler dans leur immuable beauté des toiles qui ont le don d’éternelle jeunesse. Ce fut à Chantilly qu’il célébra le 80e anniversaire de sa naissance.

Il travailla jusqu’à son dernier jour. Il s’était démis de ses fonctions dans le Conseil privé, et depuis longtemps il n’écrivait plus dans le Times ; mais il s’occupait activement de la Revue d’Edimbourg. Je l’ai dit, quatre ou cinq semaines avant sa mort, il corrigeait les épreuves du capitaine Oliver, lequel sut mauvais gré à cet ami de la France d’avoir abusé de son omnipotence de directeur en lui faisant prédire un désastre de nos armes, quand il croyait à leur victoire ; mais en même temps il constata avec admiration que cet octogénaire miné par la maladie, et dont on prévoyait la fin prochaine, avait encore toute sa tête, toute sa volonté.


G. VALBERT.