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et il goûtait peu l’insolence brutale. Il est si facile d’être insolent ! C’est un art qui demande peu d’étude, qu’on possède de naissance et où les plus sots excellent, une musique qu’ils chantent d’inspiration, à livre ouvert.

Disons tout : la France que Reeve aimait n’était pas la France d’aujourd’hui, mais celle qui avait adopté les institutions anglaises et que gouvernait un roi pacifique, trop désireux d’être en de bons termes avec nos voisins d’outre-Manche pour ne pas leur faire de grands sacrifices. Reeve posait en principe que la France ne pouvait vivre sous un meilleur régime, et la politique de M. Guizot lui semblait si raisonnable qu’il ne se fâcha qu’à moitié des mariages espagnols. La révolution de 1848 le consterna. Malgré la guerre de Crimée, il ne se réconcilia jamais avec l’empereur Napoléon III, et il le traita si durement pendant son règne et après sa déchéance, qu’en 1871, la reine de Hollande lui adressait à ce sujet une lettre de reproches : « Permettez-moi de regretter que vous soyez si sévère pour l’Empire qui n’est plus. Je demeure convaincue que la postérité sera plus clémente dans ses jugemens. Le prisonnier de Wilhelmshôhe appartient au passé ; à ceux qui l’ont connu et aimé incombe la tâche de demander justice pour lui. »

Mais, s’il détestait le césarisme, il abhorrait plus encore les républiques démocratiques. C’était, selon lui, « le plus vicieux de tous les systèmes de gouvernement. » — « C’est un régime, ajoutait-il, qui exclut de la vie politique tous les hommes d’honneur et de mérite, et réserve toutes les places aux aventuriers et aux idiots. Le mal deviendra de jour en jour plus intolérable, et il y aura une nouvelle révolution, qui commencera par des violences et en fin de compte sera réprimée par la force. C’est une mélancolique prévision, mais c’est celle de tous les Français dont le jugement a quelque poids. » Depuis longtemps déjà, il voyait notre avenir sous les plus sombres couleurs. « Je vous accorderais, lui écrivait, en 1872, lord Westbury, que la France est dans un état désespéré si on pouvait la considérer comme soumise aux règles ordinaires ; mais elle est et elle a toujours été un pays si étrange, si plein d’anomalies, que la morale commune, fondée sur l’histoire, lui est absolument inapplicable. » Peut-être lord Westbury avait-il raison de penser que nous sommes des malades qui guérissent quelquefois en dépit des règles ; il est des temps troublés où nous avons besoin de le croire.

Il n’est pas de bonheur parfait. Reeve avait réussi à se persuader que l’Angleterre n’aurait jamais rien à démêler avec la démocratie ; il découvrit dans les dernières années de sa vie que c’est une puissance