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nous souhaitait complet, les puissances célestes ayant décrété que le bonheur positif, qui consiste à prendre et à posséder ce qu’on désire, serait à jamais le partage exclusif de l’Angleterre. Si c’est ainsi que nous étions aimés de l’Anglais qui nous aimait le plus, jugez des sentimens que nous inspirons aux Anglais qui nous aiment peu.

Durant toute sa vie ce gallophile convaincu ne laissa pas de ressentir un vif mécontentement en apprenant qu’une fois, par hasard, il nous était arrivé de prendre quelque chose. L’annexion de la Savoie le désola, il fit ce qu’il put pour l’empêcher ; il pensait, comme lord Clarendon, que cet événement déplorable préparait un remaniement général de la caste. Il considéra comme un malheur public notre installation en Tunisie ; mais il admettait sans peine que l’Egypte devînt une province anglaise ; il n’y trouvait rien à redire. Dans l’affaire du Siam, il nous soupçonna de nourrir de méchans desseins. Un mois avant sa mort, il reçut pour la Revue d’Edimbourg un article du capitaine Oliver sur notre expédition à Madagascar. Le capitaine tenait pour certain qu’après de dures épreuves, au prix de grands efforts et de grandes souffrances, nous aurions le dernier mot. Reeve n’envoya l’article à l’imprimerie qu’en se promettant d’en modifier les conclusions, qui le chagrinaient. Il écrivait à l’auteur le 12 septembre 1895 : « J’ai expédié à Spottiswoode vos épreuves corrigées, en y glissant quelques légères suggestions de mon cru. » Il était trop modeste ; ce qu’il entendait par « de légères suggestions, » c’étaient des paragraphes entiers, écrits de sa main, et qu’il avait substitués à ceux qui lui déplaisaient. « La situation des Français est des plus critiques, ajoutait ce directeur autoritaire. A moins qu’ils ne remportent quelque succès signalé dans les deux semaines qui viennent, il y aura un désastre et un terrible branle-bas. Je vois par la carte que, le 5 de ce mois, ils étaient encore à Andriba, c’est-à-dire aux trois cinquièmes de la distance qui les sépare d’Antananarivo. Il leur a fallu cinq mois pour y arriver, et à mesure qu’ils avancent, la difficulté de vivre, de s’approvisionner et de recevoir des secours s’accroît et s’accroîtra sans cesse. A mon avis, les Hovas ont parfaitement raison de ne pas traiter avant que les pluies leur viennent en aide. J’espère qu’ils tiendront bon, mais qu’ils éviteront de se battre. »

On peut être certain que, s’il avait vécu trois ans de plus, il aurait pris fort à cœur l’affaire de Fachoda et voulu mal de mort au commandant Marchand ; mais cet homme de bonne compagnie n’eût pas mêlé les insultes aux raisonnemens et aux épigrammes, et certains articles qu’on a pu lire dans tel journal anglais lui auraient inspiré un sincère dégoût. Il aimait qu’on fût assez fier pour se respecter toujours