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et Ladislas Zamoyski. Il convient lui-même que, lorsqu’il revit l’Angleterre, il s’y sentit quelque temps comme dépaysé. Il la quitta de nouveau pour voyager en Italie, après quoi il passa plusieurs mois à Munich, où il suivit les cours de Schelling, à qui il rendait de fréquentes visites et, quoiqu’il fît peu de cas de la métaphysique, quoiqu’il la traitât de science abstruse et qu’il estimât que la vraie philosophie consiste à se connaître soi-même et à tâcher de connaître les autres, il était heureux et fier de causer familièrement avec un grand penseur qui l’avait pris en goût.

Il commençait cependant à avoir le mal du pays ; il tardait au cheval de revoir son écurie. Il fut charmé de rencontrer à Munich un de ses compatriotes, M. Handley, dont il s’éprit à première vue : « Vous pouvez imaginer, écrivait-il à sa mère, le plaisir avec lequel je découvris dans ce ciel vaste et solitaire une étoile errante, détachée comme moi de la constellation à laquelle elle appartient. M. Handley représente à mes yeux cette Angleterre que je dois apprendre à connaître si je dois apprendre à vivre. » Et il citait ce mot de Bonstetten : « J’ai vu les amitiés les plus intimes naître presque instantanément ; c’est que le cœur a son tact pour les sentimens profonds comme le génie a le sien pour les conceptions profondes. » Peu s’en fallait qu’il ne tînt M. Handley pour un homme de génie, tant il lui savait gré d’être un Anglais. Il trouvait en tout pays des choses et des gens à son goût, mais personne ne ressemblait moins que lui à un déraciné.

C’est le témoignage que lui rendit en 1895 le Duc d’Aumale, en prononçant son éloge funèbre devant l’Académie des sciences morales, qui huit ans auparavant avait choisi Reeve pour un de ses associés étrangers. « La figure d’Henry Reeve, disait-il, était essentiellement originale, et il devait son originalité non seulement à la nature de son esprit, mais à l’éducation qu’il avait reçue… Son long séjour à l’étranger lui avait laissé des traces profondes. Il en avait rapporté une sorte de cosmopolitisme éclairé, tempéré, entretenu par ses nombreuses relations. Je ne veux pas dire qu’il ne fût pas Anglais avant tout. Passionnément patriote, et ce n’est pas moi qui lui en ferai un reproche, il épousait les passions, les colères de son pays, mais sans rudesse, sans hauteur, sans haine ou mépris des autres peuples, sans préjugés contre aucune nation étrangère. »

De toutes les nations étrangères, celle qu’il aimait le mieux était sûrement la France. Non seulement il n’avait pas de préventions contre nous, il était plus sensible à nos qualités qu’à nos défauts. Il avait eu quelque peine à comprendre et à goûter les Allemands ; il avait