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découvrir en lui-même un mystère qui l’inquiétait. Reeve eut bientôt fait de deviner le mot de son énigme ; il ne se chercha pas longtemps ; à vrai dire, il n’avait eu que la peine de naître pour se trouver.

Quoiqu’il eût beaucoup lu, c’est surtout par les conversations qu’il s’instruisait. La première fois qu’il fut présenté à Victor Hugo, il constata avec chagrin que ce grand poète était un médiocre causeur. C’est un reproche qu’on ne fit jamais à Henry Reeve ; mais il n’a pas écrit les Orientales, ni raconté les tristesses d’Olympio. Il savait causer, il savait écouter, et ce qui est encore plus rare, il s’intéressait vivement aux affaires des autres, et c’est la chose du monde dont les autres nous savent le plus de gré. Aussi était-il partout le bienvenu ; on ne se contentait pas de l’accueillir, on le recherchait, on lui faisait fête.

L’hiver qu’il passa en Paris en 1836 lui laissa un ineffaçable souvenir ; il avait alors vingt-trois ans : « Mme de Circourt, écrivait-il peu d’années avant sa mort, avait en ce temps un salon capital, où je liai connaissance avec la duchesse de Rauzan, la duchesse de Mailly, la marquise de la Grange, la marquise de Bellisen. J’étais intime avec le ministre de Bavière ; je vis chez lui le docteur Koreff et un grand nombre de diplomates. Hiller avait une bonne maison pour la musique ; j’y entendis Nourrit, Ernst et Chopin. J’étais en relations avec Henri Lehmann et d’autres artistes. Les Czartoryski étaient installés à l’hôtel Lambert. Tocqueville, Gustave de Beaumont, Lucas étaient à Paris. Faucher m’introduisit chez M. Thiers. Je me liai avec Dufaure, Marmier, Mme d’Agoult, dont la maison était charmante, Mme Marliani, etc. Mon hiver fut très brillant. » Quatre ans auparavant, lorsqu’il en avait dix-neuf, quoique, pour employer son mot, il ne fût pas encore lancé, il avait pénétré dans l’intimité de d’Eichthal, de Victor Cousin, de Lerminier, de Ballanche, et il allait voir danser la Taglioni en compagnie de Mendelssohn, qui définissait la danse : la musique du corps. Il s’en souvenait dans sa vieillesse ; il avait la mémoire tenace et presque infaillible, il n’oubliait et n’inventait rien.

Si désireux qu’il fût de leur plaire, ce n’était pas la société des femmes qui l’attirait le plus. Il les jugeait avec quelque sévérité, il leur demandait les vertus qu’elles se soucient le moins d’avoir, l’esprit de conséquence, des opinions arrêtées, la fixité dans les goûts et les dégoûts. Il se détacha d’une jeune fille qu’il commençait à aimer en remarquant qu’elle manquait d’exactitude, de ponctualité dans les petites choses de la vie. La vérité est que, peu romanesque de son naturel, il avait trop de curiosités à satisfaire pour avoir le temps d’être sérieusement amoureux. Les attentions d’une jolie femme le