Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

stature, gros, épais, corpulent, à la large face, qu’on eût été moins surpris, nous dit son biographe, de rencontrer au milieu d’un champ de navets que dans les bureaux d’une Revue ou du Conseil privé. Il avait, dans l’exercice de ses fonctions, les allures d’un dictateur et quelquefois un peu d’emphase, plus souvent le ton brusque, tranchant, ou cette politesse recherchée qui tient les gens à distance.

Il rendait des arrêts secs et décisifs : « Mon avis est qu’il n’y a rien à faire de cela… Avant d’écrire un article ou un livre, il serait bon de savoir l’anglais et l’orthographe… On ne m’apporte que des balivernes, de pures fadaises ! Quelle perte de temps et de peine !… Le travail en question pourrait être excellent s’il n’était pas extrêmement mauvais. » Le jeune auteur, dont il avait refusé la copie, se retirait le cœur gros et se consolait de son déboire en déclarant à qui voulait l’entendre que M. Henry Reeve était un affreux despote, plus propre à planter des choux qu’à juger des choses littéraires. Il n’avait pas remarqué que ce despote avait une voix douce et musicale ; il était à mille lieues de deviner que ce gros homme tranchant était un gentleman accompli, raffiné, qui avait beaucoup d’agrément, beaucoup de liant, qui possédait plus que personne, quand il le voulait bien, l’art de plaire et, dans le sens le plus irréprochable du mot, le don de l’insinuation.

Dès sa première jeunesse, il aima passionnément le monde, et, dès ses débuts, il s’y sentit à l’aise. Il n’était pas de la race des adolescens timides qui ont besoin qu’on les encourage. Lorsque Chateaubriand se rendit de Rennes à Paris, seul dans une chaise de poste avec Mme Rose, marchande de modes leste et désinvolte, ce tête-à-tête l’épouvanta : « Moi, qui de ma vie n’avais regardé une femme sans rougir, comment descendre de la hauteur de mes songes à cette effrayante vérité ? » Il se collait dans l’angle de la voiture de peur de toucher la robe de Mme Rose ; lui parlait-elle, il balbutiait ; elle regardait avec ébahissement « ce nigaud dont elle regrettait de s’être emberloquée. » Tel homme de génie a commencé par être un nigaud ; Reeve, qui ne se piquait pas d’avoir du génie, eût découvert sur-le-champ ce qu’il fallait dire à Mme Rose pour se gagner ses bonnes grâces, et il aurait pris un plaisir extrême à lui faire narrer sa vie et ses secrets. Il ne préféra jamais le silence des bois aux caquetages des salons, il ne fut jamais un de ces sauvages qu’il faut apprivoiser. M. de Bismarck a raconté un jour que les meilleures heures de sa jeunesse furent celles qu’il passa assis sous un vieux poirier, sa pipe à la bouche, relisant un livre qui lui plaisait ou laissant vaguer ses pensées. Sans doute le monde lui apparaissait comme un écheveau difficile à débrouiller, et il croyait