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des petites gens, de ceux à qui l’on est souvent si dur dans les sociétés anglo-saxonnes ; elle n’a qu’à se souvenir de ses saints, reines et rois, princes et princesses, mais peuple aussi, saints de la boutique et saints du comptoir, saints de l’atelier, saints du travail ; — et précisément, en Amérique, c’est ce qu’elle n’a jamais oublié[1].

Nous ajouterons qu’aucune autre Église n’a mieux su où s’arrêtait son rôle. Car, les revendications des Chevaliers du travail étaient-elles toutes justifiées ? Le cardinal Gibbons et les évêques d’Amérique ne s’en sont pas portés garans à Rome et dans l’univers catholique ; et ce n’est pas même ainsi qu’ils ont posé la question. Ils ont seulement constaté « qu’on ne pouvait nier que, pour atteindre un but quelconque, l’association des multitudes intéressées soit le moyen le plus efficace, et un moyen tout à fait naturel et juste. » Avec leur sens pratique et leur connaissance en quelque sorte personnelle des questions ouvrières, — celui qui fut le Père Hecker avait commencé par être ouvrier boulanger, — ils ont fait observer qu’une association comme celle des Chevaliers du travail, n’étant qu’une « forme transitoire de l’organisation ouvrière », il n’y avait pas urgence à la frapper d’une condamnation qui semblerait atteindre le principe de cette organisation même. Et le grand argument enfin que faisait valoir le cardinal Gibbons était celui-ci que « le peuple américain regardant avec une entière confiance le progrès de la lutte sociale, » la prudence et la dignité même de l’Eglise exigeaient « qu’on n’offrît pas à l’Amérique une protection ecclésiastique qu’elle ne demandait pas et dont elle ne croyait pas avoir besoin[2]. » Ces derniers mots définissent admirablement l’attitude que l’Eglise d’Amérique entend garder. Libre de tout autre lien que celui de ses croyances, elle laisse à ses membres toute la liberté que permettent ses croyances, et, dans quelque question que ce soit, on ne la voit intervenir qu’au nom de ses croyances, pour en assurer le respect et en sauvegarder l’intégrité. En d’autres termes, un peu familiers, mais d’autant plus expressifs, elle ne se mêle, comme Eglise, que de ce qui la regarde, et supposé qu’elle se trompe sur ce qui la regarde, elle s’en remet de le décider à la sagesse du chef

  1. Voyez à ce sujet, dans la Vie du Père Hecker, page XXXII de la Préface, un curieux fragment de sermon sur saint Joseph, considéré comme patron de ceux qui travaillent de leurs mains.
  2. Le Mémoire du cardinal Gibbons a été publié dans l’Association catholique dès le mai et 15 juin 1887.