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dans un édifice les matériaux ne sont pas homogènes et que, par conséquent, certains d’entre eux, sous un petit volume, peuvent supporter les autres beaucoup plus volumineux, nous souffrons cependant de voir renversé l’ordre accoutumé de nos perceptions. Or avec le fer c’est ce qui arrive tous les jours. Grâce à lui, nous voyons de minces colonnes de métal remplacer les larges assises de pierre à la base des constructions, et ainsi les rapports séculaires entre le volume et la résistance se trouvent brusquement changés. Toutes les proportions habituelles que l’on considérait comme des signes de beauté sont modifiées, et les lois esthétiques de l’architecture, fondées sur les anciennes données de la science, vont se transformer, parce qu’elles ne sont plus conformes à la science actuelle. M. Sully Prudhomme fait suivre son observation de cette judicieuse pensée : « Une longue éducation nouvelle du regard sera nécessaire pour que la jouissance perdue soit recouvrée[1]. »

On en pourrait dire autant de presque tous les matériaux que l’industrie contemporaine met au service des architectes. Voilà pourquoi ces derniers apportent tant de lenteur à en tirer parti ; voilà pourquoi ils opèrent entre les élémens constructifs une classification arbitraire et dont le temps se chargera certainement de faire justice, quand ils admettent les uns comme dignes de l’art et quand ils relèguent dédaigneusement les autres parmi les facteurs simplement utiles. Or n’est-il pas permis de prévoir que plus la science fera de progrès et moins les matériaux qu’elle créera paraîtront s’adapter aux formules des anciennes esthétiques ?

Car c’est une loi facile à vérifier qu’au fur et à mesure que nous avançons dans l’ordre des connaissances mécaniques, chimiques et physiques, plus les objets façonnés pour les besoins de l’humanité perdent le sens expressif, symbolique et artistique, pour ainsi dire, qu’ils possédaient à l’origine. Par exemple, nos armes à feu, beaucoup plus efficaces que celles de nos ancêtres, n’ont pas un aspect plus terrible ; elles ne sont pas aussi massives, et leur forme extérieure n’est pas conséquemment à un égal degré représentative de leur solidité et de leur puissance. Nos bateaux à vapeur, nos formidables cuirassés n’ont pas la grâce des anciens bateaux à voile, et c’est seulement par raisonnement que nous

  1. Sully Prudhomme, l’Expression dans les Beaux-Arts.