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ceintures orange, les garçons des écharpes, d’autres des casquettes, quelques-uns des culottes, quelques-uns enfin tout le costume orange.

Qui donc aimait tant les « symphonies » de couleurs ? Il se fût plu ici dans ces jours de fête : c’est une véritable symphonie en orange, à la gloire de la jeune reine et de sa maison. Et l’on sent là-dessous, au fond de l’âme populaire, quelque chose de si sincère, de si naïf et de si spontané, qu’on ne pense pas du tout à un travestissement. Ce qu’il pourrait y avoir, pour un ironiste de sang-froid, d’un peu ridicule dans certaines manifestations de loyalisme, s’efface et ne choque plus. Quand l’amour est bien fort, on lui passe l’expression outrée ou bizarre : or, tout ce peuple est fou d’amour, et c’est un phénomène unique et sans équivalent au monde.

Oui, le dernier de ces humbles qui vont devant eux, scandant d’un pas qu’on devine pourtant lassé le rythme solennel du Wilhelmus van Nassouwe, le plus pauvre entre ces pauvres, en tout respect et d’un total amour, paternellement, fraternellement et filialement, est amoureux de sa reine, amoureux de cette fille d’Orange et de Néerlande. Et il le crie, et il le chante à sa manière, comme il peut. Ainsi que les amoureux de tous les temps et de toutes les conditions, sur les murailles et sur l’écorce des arbres, il trace partout le chiffre de la bien-aimée. Ce chiffre, le W couronné, je l’ai vu, — et je n’en ai souri qu’un instant, — se détachant en pâtes d’Italie d’un écusson de raisins secs, à l’étalage d’un épicier ; et, chez le charcutier voisin, je l’ai retrouvé, — je n’en ai même plus souri, — ornant de la courbe élégante de ses deux branches un superbe jambon emmanché d’une collerette orange, avec cette inscription, en exergue, d’un saindoux neigeux : « Vive la reine Wilhelmine ! » et la date : « 31 août 1898. »Les marchands de tabac, luxe de la Hollande, affichent leur fidélité par des pyramides de boîtes décorées du portrait de la Reine, d’où sortent d’énormes cigares à son nom, et au sommet desquelles se dresse son buste en plâtre, la poitrine barrée d’un grand cordon orange. A Utrecht, ville à demi catholique ou du moins siège de l’archevêché catholique, un marchand de statues et d’ornemens d’église l’avait placé, ce buste, peint « en personne naturelle, » joues roses, yeux bleus, cheveux d’or clair sous l’or bruni du diadème, parmi les saintes et les saints, au centre du cercle bienheureux, et il semblait que ce fût lui qui leur fît les honneurs de ce paradis.