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l’unité du sentiment beaucoup moins par l’exploitation opiniâtre d’une formule unique, que par la profusion de formes variées bien que similaires. Il introduit ainsi dans le développement symphonique l’ampleur, l’abondance et la liberté.

Parmi les autres principes de la doctrine classique, nous n’en trouverons pas un seul auquel Brahms ne soit demeuré fidèle. Il n’est pas une force créée par le génie des vieux maîtres que ce maître d’hier ne dirige et ne règle dans le sens et selon l’esprit de la tradition et du passé. Loin de sacrifier le chant à l’orchestre, le plus cher souci de Brahms est de l’y associer. Il assure entre les deux interprètes l’harmonieux partage de l’expression et de la beauté. Quelquefois (introduction du Requiem), les voix et les instrumens alternent, se prêtant et se reprenant tour à tour la mélodie. Ailleurs (dans la marche funèbre), les instrumens exposent un thème les premiers, et seuls. Bientôt les voix y ajoutent un thème nouveau, mais facilement conciliable avec le premier parce qu’il en procède, parce qu’il y était déjà contenu et comme impliqué. Ainsi l’entrée du chant dans la symphonie se fait toujours en conformité, jamais en opposition avec celle-ci ; c’est toujours en alliées que se présentent les voix, jamais en indifférentes, encore moins en rebelles.

La tonalité, comme la mélodie, est classique chez le musicien du Requiem allemand. Elle l’est parce qu’elle change peu ; elle le demeure encore alors même qu’elle change, et jusque dans sa façon de changer. Au point de vue tonal, avec Brahms, nous savons toujours où nous en sommes, et nous le savons tout de suite. Soit pour établir une tonalité, soit pour la maintenir, il l’appuie sur des pédales immuables, impassibles, qui portent sans rompre, sans plier même, les ordres ou les étages superposés de l’architecture sonore. Toute une fugue, et laquelle ! repose ainsi sur une seule note, mais laquelle aussi ! Non, elle ne repose pas : elle se meut et se déroule, elle déploie en sa plénitude une vie et une force que la note inflexible soutient et contient à la fois. En nos jours de mélodie équivoque et de tonalité douteuse, on aime à retrouver, sous le sol qui trop souvent ailleurs se dérobe et fuit, les assises primitives et le roc inébranlé. Être, et sentir qu’on est fermement, décidément, dans un ton, c’est-à-dire dans un ordre ; que cet ordre, s’il n’a rien de rigoureux, a du moins quelque chose de stable, voilà pour l’oreille et pour l’esprit une sécurité, un repos que depuis longtemps ni l’un ni l’autre ne connaissent plus.

À cette impression de durée, la discrétion et la prudence des modulations ajoute encore. Brahms, pour changer de ton, use de