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catégories les plus admirables de la pensée humaine s’exprimant par les sons : le génie classique allemand. Pour constituer ce génie collectif, il fallut tour à tour le génie particulier d’un Bach, d’un Haydn et d’un Mozart ; celui d’un Beethoven, pour le porter d’un seul coup à la dernière puissance et le fixer dans la beauté parfaite, absolue. Plus facile à analyser qu’à définir, il semble qu’en musique aussi bien qu’ailleurs l’esprit classique se reconnaisse d’abord à une sorte d’équilibre entre le sentiment et les formes par où le sentiment se manifeste. Ainsi Beethoven est certainement allé plus loin que pas un de ses devanciers dans l’expression de l’âme humaine ; jamais pourtant il n’en a rien exprimé que dans une forme très ferme, très arrêtée, que la passion remplit sans doute, mais qu’elle ne déborde jamais et ne fait jamais éclater. C’est par-là que Beethoven aujourd’hui nous apparaît comme le dernier des classiques, et le plus grand. Autant que l’accord entre les formes et le fond, l’art que nous essayons de caractériser aime la régularité, voire la symétrie dans les formes elles-mêmes ; il cherche l’unité plutôt que la division ; au lieu de dissoudre, il rassemble. Il préfère au menu détail, fût-ce le plus vrai, le plus vivant, la généralisation et les grands partis pris. Il compose et dispose avec une logique souveraine, avec une raison presque raisonnante, « des groupes naturels et distincts, des ensembles clos et complets, dont aucun n’empiète ni ne subit d’empiétement[1]. » Il a pour signes distinctifs « l’ordonnance, la suite, le progrès, les transitions ménagées et le développement continu[2]. » Enfin, comme l’a dit Gœthe excellemment, — et ce dernier trait achève, si même il ne la domine, l’analyse ou la comparaison, — le classique est sain, le romantique est malade. Or, dans la musique allemande, jusqu’à Beethoven inclusivement, il n’y a pas trace de maladie, pas même de malaise ; rien de pâle, rien de faible, rien de fiévreux, rien de nerveux surtout. Avec Schumann seulement (et non pas avec Mendelssohn), apparaissent les premiers symptômes et les premiers troubles, les premiers signes au moins que les temps anciens sont accomplis et que l’idéal s’est déplacé. Wagner a renouvelé la musique plus profondément encore que Schumann, et l’abîme qui sépare le génie classique du nôtre, c’est le maître de Bayreuth qui l’a creusé. Wagner, dit-on, est l’héritier de Bach et de Beethoven, et sans doute on a quelque raison de le dire. Il y a plus d’un rapport entre le système du leitmotiv et les principes essentiels de la fugue et du contrepoint. Wagner a pu, d’autre part, se vanter d’avoir « jeté dans

  1. Taine.
  2. Id.