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temps jadis n’admettait pas qu’on lui tint des propos d’amour ; c’est qu’on n’avait pas encore trouvé le moyen d’unir l’innocence avec le goût de ce qui fait plaisir. « L’amour qui par cy devant, du nom seulement faisait peur aux pudiques dames et nymphes illustres… n’est à fuir comme chose mauvaise : ains à chercher comme un miroir, auquel on peult voir toutes les vertus intellectuelles, célestes et morales représentées. » Ainsi s’exprime un certain Denis Sauvage dans la préface d’un livre d’amour. Apparemment ceux qui donnent à une femme ces assurances sont en mesure d’affirmer qu’entre l’âme et les sens la séparation est absolue, qu’il n’y a ni communication de l’une aux autres, ni surprise possible. Mais qui donc a émis cet aphorisme désobligeant, que parler d’amour c’est déjà faire l’amour ? Désormais on ne fait résider la fidélité que dans les actes et non plus dans les sentimens. La belle jeune femme d’un vieillard repousse les cadeaux et les messages d’un jeune amant, avec la ferme intention de garder son honneur. « Mais elle a vu pourtant avec plaisir l’amour du jeune homme à cause de ses grandes qualités ; et elle a reconnu qu’une femme pure et généreuse peut aimer un homme distingué sans forfaire à l’honneur. » Le savant Burckhardt, à qui j’emprunte cette citation[1], ajoute qu’à son avis, quand on est capable de faire une telle distinction, on est bien près de se donner tout entière. La remarque, pour empreinte qu’elle soit de scepticisme, n’en paraît pas moins bien fondée.

Le platonisme attendrit, humanise la vertu et tout doucement l’amène à composition. En revanche, il est très capable de donner au vice de nobles apparences. Une courtisane, Tullia d’Aragona, est au nombre des platonistes de marque et compose un livre sur l’Infinité du parfait amour. Son cas n’est pas isolé. L’époque de la plus grande diffusion des doctrines platoniciennes est aussi bien le temps de la royauté des courtisanes. On professe pour elles le même culte que pour les princesses, et en quelque manière elles en sont dignes. « On faisait chez elles d’excellente musique. Elles dansaient bien. Les beaux bijoux, les belles statues se trouvaient là. On voyait sur leur table les livres nouveaux ou une édition rare quelquefois agrémentée d’une dédicace manuscrite en vers. Elles savaient le grec et le latin, elles s’entretenaient avec les absens par des lettres gracieuses, affectueuses, de style cicéronien et très suffisamment spirituelles. Dans la conversation, il ne fallait pas beaucoup les pousser, pour faire jaillir quelques

  1. Burckhardt, Civilisation, II, 202.