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se dégageait de ses ténèbres et de ses misères. Elle témoigna d’une foi si vive, et montra tant de ferveur après l’absolution qu’il fut question de lui administrer le viatique. On y renonça toutefois, sur l’avis du plus célèbre théologien de Salamanque, qui fut mandé à Tordesillas : après s’être entretenu avec la mourante, il jugea sa raison trop vacillante et douteuse pour qu’il fût possible de passer outre. Jeanne ne reçut que l’extrême-onction. Ses suprêmes instans furent paisibles : bien que sa langue fût embarrassée, elle récita le Symbole des apôtres, et ce fut en répétant : « Jésus crucifié, assistez-nous ! » qu’elle rendit le dernier soupir, le vendredi saint, 12 avril 1555, laissant tous les assistans émus de sa sérénité. Son corps, d’abord enseveli au monastère de Santa Clara, fut en 1574 transportée l’Escurial. Au moment où Charles-Quint fut informé par les lettres de François Borgia de la mort de sa mère, il était à la veille de sa retraite au monastère de Yuste ; il la suivit deux ans après dans la tombe.

Telle a été la vie affreuse de cette femme, comblée à sa naissance de tous les dons de la fortune, et qui a subi pendant cinquante ans la destinée la plus lugubre et la plus dégradée qui soit au monde. D’autres personnages ont connu sans doute de plus dramatiques épreuves : mais ils ont vécu du moins au milieu du mouvement général de leur siècle : victimes de leurs passions, des événemens, de leurs erreurs ou de leurs ennemis, ils ont agi, pensé, lutté dans la mêlée humaine. La fille de Ferdinand et d’Isabelle a passé ses longues années de souffrance et d’abandon dans l’ignorance des affaires contemporaines, assez éclairée pour comprendre sa déchéance morale et impuissante à réagir, ensevelie vivante pour ainsi dire, à la fois fiévreuse et inerte, condamnée par ses propres défaillances et accablée sous le poids de fatalités inéluctables, se débattant en vain dans les ténèbres de son intelligence et dans les tourmens de sa vie. Elle n’a pas même obtenu du sort que son désastre eût le prestige des augustes ruines : elle a traîné sus jours dans les vulgaires angoisses d’un mal sans dignité, portant au front une couronne dérisoire et tenant entre ses mains royales un hochet dont même les révoltés des communes n’ont jamais pu faire un sceptre. Enveloppée de nuit, comme un spectre désolé, sans avoir la beauté des martyrs d’une cause, d’un droit, d’une illusion, elle a traversé un demi-siècle de rayonnante histoire. Elle n’a même pas connu, sauf peut-être dans les ineffables émotions de la dernière heure, les