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diriger elle-même et trop surexcitée pour se laisser aisément conduire. C’est surtout par cette erreur que sa responsabilité est gravement engagée devant l’histoire, d’autant qu’il y persévéra avec une imperturbable ténacité et parut de plus en plus, au milieu des péripéties de son règne, se désintéresser de ce qui se passait à Tordesillas et à peu près oublier un devoir sacré.


VII

Il y avait plus de dix ans que Jeanne était renfermée dans ces tristes murailles, lorsqu’un événement considérable intervint brusquement dans sa vie et la ramena pour quelques jours comme un fantôme sur la scène politique d’où elle semblait à jamais disparue. L’insurrection des communes de Castille et d’Aragon éclata en 1520. Ce soulèvement est si intimement lié à l’histoire de Jeanne, il démontra si bien à la fois la faiblesse de son esprit et la nécessité de sa réclusion, les insurgés se sont si habilement appliqués à la compromettre en s’autorisant de son nom et de ses paroles, que nous devons rappeler rapidement les caractères et les faits majeurs de la lutte qui ensanglanta l’Espagne.

Elle était imminente douze ans auparavant, sous le règne éphémère de Philippe le Beau : le retour de Ferdinand et son administration avaient alors écarté le péril, mais l’avènement de don Carlos, qui fut la revanche du parti flamand, avait ramené les choses au point où elles étaient au moment de la mort de l’archiduc. Le jeune prince, élevé loin de la Péninsule dont il affectait de dédaigner les lois et les mœurs, nourri dans les principes du gouvernement absolu, considérant comme attentatoires à son autorité et à ses droits les libertés séculaires des communes, soumettait à une rude épreuve la patience de ses peuples. Pendant trois ans, il est vrai, sa qualité d’héritier direct de Ferdinand et d’Isabelle avait contre-balancé le mécontentement populaire : la prudence du cardinal Ximénès avait atténué d’ailleurs dans les premiers temps les chances de conflit, mais, depuis que la mort de cet illustre ministre avait livré le pays aux conseillers étrangers amenés par don Carlos, les susceptibilités nationales s’étaient ranimées, en même temps que la haine contre une camarilla qui administrait l’Espagne avec la rapacité des partis longtemps déçus et enfin victorieux. Le Roi était retourné en Allemagne pour y préparer son élection à l’Empire, et il avait confié l’autorité