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scrupuleusement attaché à son maître pour qu’on puisse douter de l’exactitude de ses lettres confidentielles, analogues du reste aux documens antérieurs que nous avons cités : on ne voit pas que leur auteur cherche à rien exagérer ; il est sobre de détails et de réflexions ; une seule fois il paraît avoir été un peu ému : « elle attendrirait des pierres, » dit-il, mais il n’en conclut pas qu’il y ait lieu de modifier son attitude. Les faits, au surplus, sont à peu près identiques à ceux qu’on avait, de tout temps, constatés : repas désordonnés, costumes sordides, conversations incohérentes, emportemens effrayans, obstination farouche, actes de brutalité ; un jour même elle blessait grièvement une de ses suivantes en lui jetant à la tête un instrument de fer. En dehors de ces incidens et des scènes ordinaires dont le marquis de Dénia, pour ne pas fatiguer son souverain par des récits monotones, ne cite qu’un petit nombre, les caractères de la maladie étaient toujours l’humeur noire, l’irrégularité dans tous les détails de la vie, le goût des appartemens sombres, des accès de volonté indomptable en des circonstances insignifiantes, des caprices imprévus. Le gouverneur de son côté, jaloux de son autorité, ne savait que résister durement sans avoir égard aux conséquences. Il apportait si peu d’art dans son despotisme et si peu de prévoyance dans sa conduite qu’il provoquait des luttes sans fin : c’est ainsi, pour ne citer que l’exemple le plus saillant, qu’il amena par son entêtement invincible, dans une question vraiment puérile, un résultat particulièrement sensible aux sentimens catholiques de Charles-Quint. Il s’agissait de savoir si l’autel où l’on devait célébrer la messe devant la reine serait disposé à l’entrée de sa chambre ou dans une galerie voisine. Jeanne tenait pour une place, et le majordome pour l’autre. Ce dernier n’ayant pas voulu céder, la reine, poussant de son côté sa résolution à l’extrême, refusa d’assister à la messe jusqu’à ce qu’on lui eût obéi, et il s’ensuivit qu’elle s’éloigna de toute pratique religieuse et n’y revint même que longtemps après. Et ce qui est plus étrange encore, c’est que le marquis de Dénia raconte cet épisode sans paraître se douter de sa faute et qu’il n’en garda pas moins la confiance du Roi. Il est vrai qu’à la suite d’une transaction quelconque, l’autel fut installé ; Jeanne entendit la messe, et même édifia, dit-on, les assistans par la ferveur de sa prière ; mais on voit, par ces divers incidens, combien don Carlos avait été mal inspiré dans le choix du personnage chargé de veiller sur une malade à la fois incapable de se