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cérémonieux : le premier sur le seuil de la chambre, le second après quelques pas, enfin devant elle, et voulurent lui baiser la main. Jeanne, sans leur en laisser le temps, les embrassa tous les deux. Elle ne les avait pas vus depuis douze ans ; ils lui étaient en réalité inconnus. « Madame, dit D. Carlos, nous, vos enfans humbles et obéissans, nous réjouissons extrêmement de vous voir, grâce à Dieu, en bonne santé. Il y a longtemps que nous désirions vous apporter l’hommage de notre respect et de notre dévouement. » Jeanne ne répondit d’abord que par un sourire et une inclination de tête, mais, après un instant de silence, rompant la solennité de l’entrevue, elle prit les mains des deux princes et leur dit avec l’accent le plus mélancolique : « Mais êtes-vous en vérité mes enfans ? Comme vous avez grandi en peu de temps ! Soyez les bienvenus ! que Dieu soit loué ! que de peines et de périls vous avez traversés en venant de si loin ! vous devez être bien fatigués, allez vous reposer jusqu’à demain. »

Les princes se retirèrent sans insister. M. de Chièvres, un des ministres flamands, resta seul auprès de la reine et lui demanda sur-le-champ de confirmer le Prince dans l’administration du royaume de Castille. C’était un peu prompt, mais Jeanne, instruite ou non de la mort de son père, en tout cas indifférente à tout, et qui, dans son rapide entretien avec ses enfans, n’avait fait allusion ni aux affaires d’Etat ni à sa situation, ne présenta aucune objection contre cette combinaison politique. Le témoin oculaire qui nous a laissé le récit de la première entrevue ne nous informe point des conversations ultérieures de la mère et du fils. Il n’est pas vraisemblable que D. Carlos soit revenu sur les questions de gouvernement. Son séjour fut d’ailleurs de courte durée, et n’a eu d’autre suite qu’un épisode romanesque dont nous allons parler.

Le Roi et l’infante Léonor, au cours de leurs visites à leur mère, avaient été frappés du triste appareil dont elle était volontairement entourée, de ses vêtemens misérables, de son appartement obscur, de sa vie lugubre. Mais ils avaient vu, avec une émotion plus grande encore, leur sœur l’infante Catherine, née quelques mois après la mort de Philippe d’Autriche, condamnée à la même existence. C’était une enfant de dix ans alors, d’une figure charmante, d’un agréable esprit ; elle avait grandi comme une fleur sans soleil, à côté de sa mère morne ou fiévreuse. Vêtue d’une robe de drap sombre, d’un petit mantelet de cuir et