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que le roi d’Angleterre. » Il est inutile de dire que cet engagement ne l’embarrassait guère ; les pourparlers furent bientôt ajournés d’un commun accord ; et Henri VII étant mort d’ailleurs peu de temps après, cette velléité sénile appartient à peine à l’histoire.


V

Pendant que Jeanne vivait ainsi obscurément à Tordesillas, le Roi Catholique approchait de sa fin. Il avait unifié et pacifié l’Espagne par son travail incessant, et justifié son ambition par la grandeur des résultats obtenus. Administrateur en Castille, roi en Aragon, maître partout, il était demeuré actif et vigilant jusqu’à la dernière heure. Il avait survécu à ses contemporains, à ses compagnons de gloire ; ses forces s’étaient usées dans cette vie laborieuse. Il vit courageusement venir la mort, comme il sied aux hommes qui ont joué avec énergie, conviction et persévérance le rôle supérieur auquel ils étaient prédestinés. Il était calme, ayant fait ce qu’il avait à faire dans l’histoire. Il avait cette chance heureuse, refusée parfois aux plus vaillans et aux plus sages, de s’être toujours trouvé à la hauteur de sa tâche, d’avoir dirigé la fortune, profité de ses faveurs, lutté contre ses disgrâces, utilisé en habile architecte les matériaux préparés par les événemens ou par sa prévoyance, construit et affermi l’édifice politique rêvé par d’autres, impossible jusqu’à lui, et qui devait résister aux siècles. Il avait eu ces qualités éminentes, équivalentes au génie, qui rassemblent, constituent, et maintiennent les élémens accumulés par la lente élaboration du temps. Sa volonté patiente, son expérience, — parfois chagrine, mais toujours précise, — son adresse souvent peu scrupuleuse et mêlée d’astuce comme celle de tous les hommes de son époque, mais presque infaillible dans ses calculs, avaient, par la guerre ou par la paix, concentré au dedans, et développé au dehors, les ressources de son pays. Conquérant et diplomate, il laissait une nation forte et respectée de toute l’Europe, une puissance de premier ordre là où végétaient avant lui des royaumes désunis, mal organisés, sans influence dans le monde ; il dominait sans contestation toute la Péninsule, sauf le Portugal ; il avait consolidé sa monarchie de Gibraltar aux Pyrénées, poursuivi l’Islam jusqu’en Afrique. Homme de gouvernement, il avait créé l’administration et les finances,