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consentir, se jeta dans ses bras. D’après les récits du temps, leur entretien, qui dura deux heures, fut très courtois et même affectueux. Cet épisode heureusement terminé était la suprême consécration donnée à la situation politique du roi d’Aragon en Castille.


III

Il commençait en réalité un nouveau règne plus court, mais non moins prospère que le premier, signalé à la fois par l’affermissement de l’unité espagnole, par la soumission des Mauresques, la conquête d’un port en Afrique, l’annexion de la Navarre. Ces événemens sont étrangers à notre sujet, et nous devons suivre seulement les incidens de la vie de Jeanne dans la retraite où elle était nécessairement confinée. Mais, auparavant, nous voudrions essayer de caractériser avec quelque précision la situation mentale de la malheureuse princesse : quelles étaient au juste la nature et la mesure du dérèglement de son esprit ?

Quoi qu’en aient dit certains critiques amateurs de paradoxes, ce dérèglement est indéniable. On ne peut soutenir sérieusement qu’il ait été inventé de toutes pièces et successivement affirmé par Isabelle, Ferdinand, et Philippe, sans aucun motif réel et même contrairement à leurs intérêts évidens. Isabelle, d’abord, est hors de cause : son amour maternel, qui ne saurait être mis en doute, son fier sentiment de la dignité de sa maison et de l’autorité royale l’eussent portée plutôt à se faire illusion sur les symptômes qu’à les exagérer. Indépendamment même de ces considérations morales, il est impossible d’imaginer dans quel dessein elle eut cherché à écarter sa fille du gouvernement : l’unité même de l’Espagne, — en admettant qu’elle l’eût voulu maintenir à ce prix, — n’était pas en jeu puisque Jeanne était héritière de l’Aragon aussi bien que de la Castille, et que son incapacité déclarée remettait tout en question en provoquant des incidens inconnus. Or son testament atteste sa conviction, et il ne pouvait exister aucune erreur sur un tel point chez une mère aussi dévouée et d’une intelligence aussi haute. Quant à Ferdinand et à Philippe, aucun d’eux n’avait rien à gagner par une fraude aussi criminelle. L’un et l’autre, disait-on, voulaient régner sous le nom de Jeanne ! Mais ils n’avaient pas besoin d’un tel attentat pour y parvenir : la princesse adorait son mari, elle aimait et vénérait son père, elle n’avait aucune ambition personnelle. Ils étaient