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révélait que comme un fantôme, et, la personnalité légale de la nation n’existant pas alors en dehors d’un souverain qui concentrât en soi la puissance et le droit sous une forme visible, cette réunion d’individualités sans mandat était incapable d’inspirer le respect de son pouvoir factice.

Quels que fussent les talens de Ximénès et les influences féodales ou étrangères dont disposaient ses collègues, l’impossibilité de gouverner, dans des conditions aussi contraires au sens commun qu’à la conception contemporaine de l’autorité, se manifesta dès les premiers jours. Les membres du Conseil, qui sentaient combien leur situation était éphémère, ne s’occupaient, ostensiblement ou en secret, que de leurs intérêts personnels souvent contradictoires, se fortifiaient dans leurs domaines, et tentaient des pourparlers soit avec Ferdinand, soit en Allemagne. Ximénès imagina un instant de restituer, au moins officiellement, l’exercice du gouvernement à la reine, comptant être le maître sous son nom : mais celle-ci refusa obstinément d’intervenir dans aucun acte administratif, de sorte qu’il dut renoncer à donner le change à l’opinion publique, et, revenant au projet de l’archiduc, proposa au Conseil de la faire déclarer incapable de régner. Ce plan fut ajourné comme tout autre et d’autant mieux qu’il eût fallu alors convoquer les Cortès, ce qui ne se pouvait faire légalement ; on eût reculé d’ailleurs, en tout état de cause, par crainte de susciter ainsi des complications nouvelles et des revendications libérales fâcheuses pour l’oligarchie. A la faveur de ces incertitudes, les divers partis allaient de l’avant. Les seigneurs flamands venus à la suite de Philippe le Beau occupaient ou tentaient de surprendre les principales forteresses : leurs adhérens faisaient circuler dans le pays des lettres qu’on avait fait signer à don Carlos, âgé de six ans, et où il donnait des ordres comme s’il eût effectivement régné en Castille. Les cités populeuses s’agitaient en tout sens, remplies de soldats des factions rivales : il y avait des séditions en Andalousie ; Tolède et Madrid se tenaient sous les armes. Le roi de Navarre réunissait des troupes d’invasion et leur donnait pour chef l’odieux César Borgia, échappé de la prison où Ferdinand l’avait autrefois enfermé. Juan Manuel, le duc de Najera, et plusieurs autres Grands parcouraient les campagnes à la tête de compagnies de soudards. Le marquis de Moya assiégeait Ségovie, le duc de Médina Sidonia réclamait Grenade, le comte de Lemos se cantonnait à Ponferrada. Dans ce désordre,