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jusqu’où nous irons, et quand nous arriverons, — si nous arrivons jamais !

LE COLLECTIVISTE. — Où nous allons, nous le savons, car nous avons la foi, et les « masses croient en nous et avec nous. C’est ce qui fait notre force et assure notre triomphe. Nous sommes des croyans, et le miracle, quand on y croit, est à demi accompli. Le scepticisme est impuissant, la foi seule peut sauver les sociétés.

L’ANARCHISTE. — Oui, vous avez la foi ; la plupart de vos adeptes ont même la foi du charbonnier. Ils croient aux dogmes du collectivisme, comme leurs grands-pères croyaient aux mystères de l’Eglise, aveuglément. Ils n’ont fait que changer de catéchisme. Le collectivisme n’est, pour le grand nombre, qu’une religion meilleure et plus croyable qu’une autre, parce qu’elle leur montre un paradis à portée de la main. La foule est avide de certitude et d’espérance ; elle ne sent pas que le monde est trop vaste et trop complexe pour se laisser enfermer dans nos formules. La vie et la nature se moquent de nos formules et de nos théories. Il en est, de nos systèmes sociaux, comme des théologies ou des métaphysiques anciennes ; loin d’embrasser l’ensemble des choses, ils ne font que refléter les aspirations d’une époque ; ils ne représentent qu’un instant de la pensée. Quel œil voit d’assez loin et d’assez haut pour embrasser le champ infini de l’évolution humaine ? Une seule chose est certaine, la société se meut, l’humanité avance et s’élève, alors même qu’à ceux qu’elle emporte dans sa marche, elle semble immobile. Puisse-t-elle monter, vers la lumière, sans chute et sans recul ! Périssent nos systèmes et nos personnes, s’ils font obstacle à sa trop lente ascension ! Qu’importent les théories et les doctrines, pourvu que la société suive sa route, et que l’humanité s’achève ? Donnons-nous la main et buvons ensemble au siècle qui vient et à la société future.

LE COLLECTIVISTE. — A la société solidaire, où régnera la justice dans l’égalité !

L’ANARCHISTE. — A la société d’hommes libres, où régnera la fraternité dans la liberté !


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.