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la paix et l’amour. Ce que valent de pareils songes, demandez-le aux religions qui n’ont pas mis la main sur le pouvoir. S’il ne réussit pas à s’emparer de la force et à en faire la servante de son idéal, le socialisme n’aura été que la plus vaine des espérances et la plus décevante des religions ; car, les espoirs infinis qu’elles avaient fait concevoir au monde, les religions anciennes peuvent se targuer de les réaliser dans leurs paradis imaginaires, tandis que le socialisme n’a pas de ciel, là-haut, ’où renvoyer ceux qui ont cru en lui. Il faut que son règne arrive sur cette terre ; et selon le mot de Marx, la force a toujours été l’accoucheuse des sociétés. À quel titre l’avenir serait-il plus heureux que le passé ?

L’ANARCHISTE. — À quel titre ? Mais parce que le monde a marché ; parce que nous croyons, vous et moi, au progrès, et que si cette foi au progrès n’est pas une duperie, l’empire de la contrainte doit faire place au règne de l’idée et du droit. En cela, surtout, me semble consister le progrès des sociétés. La déchéance de la force en est la marque la plus sûre. Si la force ne doit pas être détrônée par l’idée, si le droit ne peut se passer de l’aide de la contrainte, les sociétés humaines sont, à jamais, vouées à la barbarie.

LE COLLECTIVISTE. — Pour les en tirer, il suffirait d’enchaîner la force au service du droit. — Mais comment pourrions-nous nous entendre ? nous regardons le monde du haut de deux sommets opposés, et comme des deux pôles contraires de la vie sociale. Nous ne pouvons découvrir le même horizon. Evolution ou révolution, la société, heureusement, ne se laissera pas arrêter par nos disputes. À quoi bon nous quereller avant l’heure ? Nous aurons le temps, après la grande liquidation capitaliste, de nous tirer dessus, de nous guillotiner ou de nous dynamiter. En attendant, nous pouvons nous donner la main et trinquer ensemble.

L’ANARCHISTE. — Volontiers, trinquons, tous deux, à la société future. — Mais la verrons-nous seulement, cette société de l’avenir ? L’évolution humaine est si lente, les révolutions en apparence les plus profondes modifient si peu le fond de l’homme ! Elle a eu beau hâter le pas, depuis un siècle, cette massive et lourde humanité, elle chemine avec une lenteur désespérante. Elle ressemble, trop souvent, à l’escargot à demi aveugle, qui se traîne en bavant et rampe à tâtons sur le sol, sans savoir où il va. Si nous savions, seulement, où nous allons, et