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l’union libre ; — ça me va ; mais qu’est-ce que l’union libre, si ce n’est l’émancipation du caprice, la glorification de la passion, par suite » le déchaînement d’un individualisme sans frein ? Vous proclamez le droit au changement, le droit à l’inconstance. Vous dites, à la femme, aussi bien qu’à l’homme : N’aliène pas ta liberté ; tu n’en as pas le droit ; nous ne tolérons pas plus de vœux de fidélité que de vœux de chasteté ou d’obéissance. Les promesses et engagemens des époux doivent rejoindre, dans le passé, les vœux des moines ou des nonnes. Autant de superstitions, autant de servitudes, dont l’être humain doit s’affranchir. — Très bien ; je dis bravo ; mais ne voyez-vous pas les conséquences ? L’amour libre, l’union libre, c’est, tout bonnement, l’anarchie dans le ménage, l’anarchie domestique, en attendant l’anarchie politique. Plus de famille, plus de couple permanent, joint par des liens légaux ; plus que des mâles et des femelles isolés, sans obligations ni devoirs réciproques, qui abandonnent leurs petits aux soins de la Providence de l’État. Quand je vous disais que vous n’êtes au fond que des anarchistes inconsciens ou inconséquens. Vous vous déclarez partisans de l’émancipation de la femme ; vous applaudissez les apôtres en jupons du féminisme ; mais qu’est-ce que le féminisme, si ce n’est le fils naturel et comme le dernier né de l’individualisme ? Voilà une moitié du genre humain, la plus belle peut-être, la plus frivole en tous cas, qui découvre qu’elle n’est pas libre. Elle veut s’affranchir du joug séculaire de l’homme et du joug, plus lourd encore, des conventions et des préjugés sociaux, qui ne sont autre chose que le code antique des lois et coutumes par où la société prétend asservir l’individu. La femme, cet être passif par excellence, l’éternelle vassale et l’éternelle résignée, qui se faisait gloire de se fondre dans autrui ; celle qui, fille, mère ou femme, mettait son bonheur, ou son honneur, à se sacrifier, la voilà qui s’insurge, qui revendique ses droits. Les droits de l’homme ne suffisent plus ; il nous faut les droits de la femme. Madame prétend porter culotte ; mademoiselle se pique de penser, de vouloir, d’agir par elle-même. Quelle révolution ! C’est le commencement de la fin ; c’est le triomphe prochain de l’individualisme intransigeant. Abolition du mariage, abolition de la famille, suppression de la femme devenue un homme imberbe ; plus de sexe, plus de mâles, plus de femelles, rien que des individus isolés, ayant tous mêmes droits et mêmes prétentions ; telle est la société à l’avènement de laquelle vous travaillez. La cité collectiviste de