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grandes corporations, anciennes ou récentes, sont suspectes à l’État. L’État moderne dit, déjà, comme le collectivisme futur : pas d’État dans l’État. La république bourgeoise, comme jadis la royauté, s’inquiète des grandes associations autonomes : Eglises, congrégations, associations politiques, compagnies financières, elle tend à les supprimer, ou à les subordonner, parfois même, à les annexer à l’État. N’est-ce pas ce qui commence à se faire, partout, pour les grandes compagnies de transport, par exemple ? L’État s’empare des chemins de fer ; les villes étendent la main sur les tramways, les omnibus, le gaz, l’électricité. Conversion des entreprises privées en services publics, nationalisation ou municipalisation, qu’est cela, si ce n’est la mise en train du collectivisme, par le bourgeois imbécile, qui ne voit même pas sur quelle route il s’engage ? Après les chemins de fer, après les compagnies de transport et d’éclairage, viendront les mines et les banques, puis les distilleries avec le monopole de l’alcool, puis les raffineries, puis la métallurgie ou les filatures. Tout y passera. C’est peut-être ainsi, graduellement, sans secousse et presque sans s’en douter, avec la coopération des bourgeois à courte vue, et non par révolution brusque, que la France et le monde entreront dans le collectivisme. De toute manière, la sphère d’action de l’État, loin de se rétrécir au profit de l’action de l’individu, ira en s’élargissant, jusqu’à ce qu’elle englobe toute la vie économique. Au lieu d’activités individuelles ou de groupes privés en lutte, il n’y aura plus, dans le monde, que des cercles d’action concentriques, de plus en plus étendus, qui finiront par embrasser l’humanité entière, dans une unité vivante.

L’ANARCHISTE. — Belle perspective, ma foi ; enserrer le globe dans un filet qui tiendra l’humanité captive ! Mais est-ce bien là le terme logique de l’évolution sociale ? Qu’est-ce qui distingue l’époque contemporaine, si ce n’est la tendance à substituer des groupemens spontanés, des groupemens libres et volontaires, aux groupemens obligatoires, héréditaires ou traditionnels, des sociétés anciennes ? Prenez l’homme, depuis l’antiquité, depuis la Féodalité, depuis la Révolution, vous rencontrerez, partout, la même tendance, dans la vie privée comme dans la vie publique. Tribu, clan, caste, cité, famille, corporation, communauté, tout ce qui, autrefois, enfermait l’homme en des cadres fixes aux contours rigides, tout ce qui absorbait l’individu dans un groupe collectif a été brisé ou démantelé. L’histoire a marché, de siècle en siècle, vers