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L’ANARCHISTE. — Tout au rebours, l’humanité tend à l’émancipation de l’individu, à l’autonomie de la personnalité humaine, par suite, au fractionnement, à l’émiettement de la souveraineté, c’est-à-dire à l’anarchie. Si le mot vous choque, prenez-le dans le sens philosophique ; considérez l’anarchie comme un idéal vers lequel le monde est orienté ; un idéal qui tend à se réaliser, peu à peu, autant que l’idéal jamais se réalise. Alors même que nos contemporains ne seraient pas encore mûrs pour l’émancipation suprême, comment contester que, depuis des générations, l’homme va s’affranchissant, graduellement, dans tous les domaines ? On a fait grand bruit, au cours du siècle, de l’affranchissement des nationalités ; ce n’est pas là, lors même qu’elle serait achevée, la grande œuvre moderne. L’œuvre capitale des temps modernes, c’est l’émancipation de l’individu. Partout, dans le monde civilisé, s’est élargi le cercle où l’individu peut se mouvoir librement. Et voici des téméraires qui veulent étendre, indéfiniment, l’action de l’Etat aux dépens de la liberté individuelle. Ne dites pas que vous pouvez agrandir la sphère d’action de l’Etat, sans restreindre celle de l’individu ; ce ne serait pas sérieux. N’ai-je pas, après cela, le droit d’affirmer que vous faites fausse route, que loin d’ouvrir au monde, comme vous vous en glorifiez, la voie du Progrès, vous marchez, obstinément, dans le sens opposé à révolution de l’humanité et à tout le cours de l’histoire ?

LE COLLECTIVISTE. — Voilà, encore une fois, ce que je n’admets pas. Je maintiens, contre vous, que l’évolution sociale contemporaine se fait, partout, dans le sens de la collectivité. Peu m’importe l’histoire, je l’ignore volontiers ; je m’en tiens au présent, et le présent est contre vous. Encore, si j’ai quelques notions du passé, quelle décadence de l’individu et de l’individualité, depuis les héros des temps antiques, depuis les chevaliers du moyen âge, depuis les brigands de princes ou d’artistes de la Renaissance ! Voyez le monde économique, voyez le monde politique. Comment méconnaître, dans l’un et dans l’autre, la tendance à l’union des forces et à la concentration des efforts ? Laissons la politique, les grandes agglomérations nationales, la centralisation administrative ; prenons la production et le monde du travail. Capitalistes ou prolétaires, patrons ou travailleurs, les individus sont obligés de se coaliser, de se confédérer, sous peine d’être broyés. L’individu devient impuissant ; l’individu se meurt ; il ne sera bientôt plus qu’une pièce inerte, un rouage animé des énormes