LE COLLECTIVISTE. — A la bonne heure ; comme vous y allez, une fois lancé ! Quand je vous disais que vous étiez un mystique. Un mystique, et aussi un aristocrate, car tout individualiste recèle un aristocrate, convaincu ou inconscient. Tous rois et tous dieux ! vous n’êtes pas dégoûté. Je comprends que notre démocratie collectiviste, avec ses vulgaires appétits, avec ses modestes et pratiques ambitions, vous paraisse plate et terre à terre.
L’ANARCHISTE. — Ne raillez pas ; je sais que je m’emballe ; mais quand on s’avise de refaire l’homme et l’humanité, la cigarette aux lèvres et le verre en main, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de son rêve ? Après tout, vos ambitions collectivistes ne sont ni aussi modestes, ni aussi pratiques qu’il vous plaît de le dire. Est-ce que vous ne prétendez pas nous ouvrir, sur la terre, un paradis de votre façon ? paradis dont je ne réclamerai pas ma part, qui, pour moi, serait pire que l’enfer capitaliste, mais dont le mirage menteur enchante, de loin, la crédulité des pauvres diables. Raillez, si vous voulez ; je maintiens que l’homme moderne doit être le héros de son propre drame, le roi de sa propre existence, le dieu de sa propre pensée. L’homme est un souverain qui ne doit rien abdiquer de sa souveraineté. L’homme fort, l’intelligence affranchie se met au-dessus des lois et des conventions de la société. A défaut d’indépendance matérielle, il lui faut l’indépendance de l’esprit et de la conscience. Tels sont les nouveaux droits de l’homme. Ne protestez pas ; sans qu’ils s’en rendent compte, c’est l’idéal secret de la plupart de vos amis. Tous ne bornent pas leur ambition à une bonne pitance et à un gîte assuré ; beaucoup visent plus haut. Ils attendent du socialisme l’émancipation de leur personnalité ; ils comptent, sur lui, pour le plein développement de leurs facultés et, par suite, de leur individualité, car les deux choses vont ensemble. Ils ont, au fond, les mêmes aspirations que nous ; ils se trompent, seulement, sur le moyen de les réaliser. En ce sens, grattez le socialiste, vous trouverez, le plus souvent, un anarchiste qui s’ignore. Jusque chez vos partisans, couve un individualisme latent, qui s’insurgerait contre vous. Plus l’homme prendra conscience de sa personnalité, moins il sera enclin à tendre le col au licou collectiviste. Croyez-moi ; ce que je disais des socialistes, on peut le dire de l’élite de nos contemporains ; tout homme moderne porte en soi un anarchiste qui sommeille. Le collectivisme le réveillerait.