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tendent à jouer, dans les affaires humaines, un rôle sans cesse grandissant. Elles se poussent, peu à peu, au premier plan. C’est bien le grand phénomène social de notre époque. Ces masses, si longtemps inertes, sans idées et sans volonté, elles passent, en quelque sorte, à l’état conscient, de même qu’un corps passe de l’état liquide à l’état solide. Vous avez raison, c’est un événement d’une portée immense que cette éclosion de la conscience, de la volonté, de l’énergie dans les couches profondes de l’humanité. C’est à la fois le signe et la cause de la plus grande révolution de l’histoire. Mais comment s’opère cette transformation ? Est-ce bien par une diminution de l’individu, par un affaiblissement de la personnalité ? N’est-ce pas, tout au rebours, par l’éveil de la personnalité humaine, en des êtres assoupis par la servitude, qui, jusqu’alors, n’étaient qu’un bétail conduit, aveuglément, par le chien du berger ? Des millions d’hommes, jusque-là dépourvus de toute individualité, s’élèvent peu à peu à la pensée libre, à la réflexion personnelle, en même temps qu’à la dignité humaine. Comment cette émancipation du joug de la tradition impliquerait-elle une baisse du sentiment de la personnalité ? Tout relèvement du niveau, intellectuel ou moral des humains entraîne, au contraire, un accroissement de leur individualité ; le moi va se diversifiant et se compliquant, à mesure que la pensée s’affranchit. La liberté conduit à la personnalité ; elles s’enfantent, toutes deux, l’une l’autre. L’être impersonnel, c’est l’esclave ; en ce sens, au moins, la liberté est individualiste, la servitude collectiviste.

LE COLLECTIVISTE. — Mais alors comment expliquer cette ascension collective des masses, cet effort commun et conscient vers une vie meilleure et un idéal nouveau ?

L’ANARCHISTE. — Cette sorte de conscience sociale commune, dont vous saluez l’apparition au fond des peuples, est faite, en réalité, de millions de consciences individuelles qui surgissent simultanément à la lumière, se pénètrent et se renforcent mutuellement et revendiquent, toutes ensemble, leur part de vie, de pouvoir, de richesse. C’est, encore une fois, que le peuple, que le bipède humain, trop longtemps courbé sous le joug ou sous le fouet, n’est plus, comme jadis, le mouton sans personnalité, l’animal stupide qui se serrait, docilement, autour de ses bergers, princes ou prêtres. En ce sens, vous avez raison, l’âge des héros est passé, c’est-à-dire l’âge des maîtres et des esclaves, l’âge de ceux qui se sentent faits pour commander et de ceux qui se