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un tiers de siècle, quand ces énergies collectives, pareilles aux élémens et aux forces de la nature, se déploieront dans toute leur puissance ? Croyez-moi, le temps des grands hommes, le temps des héros est passé. Plus de place, pour eux, dans la société future. La collectivité émancipée n’aura que faire du génie. Le culte des héros sera, bientôt, la plus surannée des religions. Quand les dieux tombent de l’autel, il convient que les demi-dieux se résignent à descendre de leur piédestal. Si, dans la république égalitaire de l’avenir, il ne surgit plus de ces géans qui dominent la foule, de la taille ou de la tête, tant mieux pour la foule. Nous en avons assez des grands hommes ; ce sont des monstres, le plus souvent dangereux, témoin les Napoléon ou les Bismarck. Le grand homme est le fléau des démocraties. Plus d’apothéose ; plus de culte de l’homme à l’homme. S’il faut encore, à cet incorrigible enfant, un semblant de religion, il adorera l’Humanité, c’est-à-dire la collectivité totale. La démocratie mettra fin, en toutes choses, au règne des individus. L’histoire future sera impersonnelle. Le génie individuel doit abdiquer son pouvoir usurpé. Arrière les individus : place aux masses ! Telle sera la devise de la révolution prochaine. Nous verrons la fin de la dernière aristocratie, celle des individus. Ce qu’on appelle, emphatiquement, la scène de l’histoire a été, trop longtemps, occupée par des personnages encombrans, souverains ou conquérans, ministres ou tribuns, grands hommes ou grands faiseurs ; elle sera désormais remplie par les obscurs comparses du passé, par le peuple, par les masses. Le drame nouveau de l’humanité demande de nouveaux acteurs ; les grands rôles vont passer des individus aux foules. L’histoire se videra de noms propres pour se faire anonyme. Elle a grandi, elle est devenue adulte, cette pauvre humanité, si longtemps docile et servile. Elle s’est éclairée ; la Raison et la Science commencent à rayonner jusqu’au fond de ses couches naguère les plus obscures. C’est au profit des masses que se fait toute l’évolution scientifique, politique, économique. La tyrannique royauté de l’individu doit prendre fin. La souveraineté du peuple, en vain proclamée par des constitutions menteuses, tend à devenir une vérité. Nous assistons à l’avènement des masses. Le monde va entrer dans l’âge des collectivités.

L’ANARCHISTE. — Tant pis pour l’humanité I et tant pis pour le progrès ! mais, à votre tour, êtes-vous bien sûr de tout cela ? Ne faites-vous pas quelque confusion ? Oui, il est vrai, les masses