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grande horloge, pour la contraindre à marquer, éternellement, la même heure.

LE COLLECTIVISTE. — C’est peut-être l’anarchie, qui représente la Science et le Progrès, comme s’il pouvait rien se fonder de durable sur la négation ! On ne construit pas sur le vide.

L’ANARCHISTE. — Nous sommes, en tout cas, moins présomptueux que vous. Nous nous contentons de détruire ce qui nous gêne, sans avoir l’infatuation d’édifier, à la place, un ordre de choses fixe et définitif. Nous renversons le passé sans enchaîner le présent, ni engager l’avenir. Au lieu de couler la société en un moule artificiel aux contours rigides, nous voulons la maintenir à l’état fluide, de façon qu’elle puisse prendre, librement, toutes les formes. Au lieu de refouler ou d’étouffer, comme vous, toutes les puissances latentes de l’homme, nous les mettons en liberté ; nous déchaînons, audacieusement, toutes les forces de la nature humaine ; nous débridons les énergies individuelles. Et, par-là, nous renforçons le grand ressort de toute civilisation, le grand moteur de tout progrès, tandis que votre collectivisme le briserait net. Ne faites pas de signe de dénégation ; vous n’avez qu’à regarder autour de vous ; tout progrès, dans la société comme dans l’atelier, se fait par l’initiative individuelle, par la méditation individuelle, par les découvertes individuelles. Voilà les vrais facteurs du progrès ; insensés les peuples qui l’oublient ! Quand a-t-on vu la collectivité rien inventer ? La foule, partout, est femelle ; elle a besoin d’être fécondée par le mâle, et le mâle, c’est le génie individuel. Dès que les énergies de l’individu sont paralysées, l’esprit d’invention périt, le progrès s’arrête. Une société collectiviste serait, par-là seul, condamnée à la stagnation. Quand nous défendons, contre vous, la libre énergie et la liberté individuelle, vous croyez que c’est, uniquement, dans l’intérêt, égoïste de l’individu. Détrompez-vous, c’est autant dans l’intérêt de la communauté ; car l’énergie individuelle est la grande promotrice de tout progrès. Malheur à qui tente de la briser ! Savez-vous à quoi je comparerais votre société collectiviste ? à une mare croupissante, aux eaux verdâtres et nauséabondes, faute de source vive pour les renouveler.

LE COLLECTIVISTE. — Qu’importe, après tout, l’immobilité, une fois la société reconstruite sur un plan rationnel ? Je ferais, quant à moi, peu de cas du progrès, si l’anarchie et l’individualisme, si la concurrence et l’inégalité en étaient les conditions nécessaires.