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mais ce que je sais, c’est qu’on n’y sera guère plus libre que des bêtes de somme à l’étable ou à l’écurie. Le râtelier sera-t-il bien garni, l’avoine abondante, le foin odorant ? j’en doute, ayant peu de confiance dans l’habileté ou dans la prévoyance des administrations publiques ; mais, ce dont je suis certain, c’est que les quarante millions d’animaux de travail, mâles ou femelles, enfermés dans les parcs collectivistes, auront tous des entraves aux pieds et la longe au cou.

LE COLLECTIVISTE. — Vous êtes un pessimiste et un sceptique endurci. Vous ne croyez donc pas à l’avènement prochain du règne de la Justice ? Vous doutez que les hommes soient capables de fonder une société rationnelle sur des bases scientifiques ? Vous n’avez donc pas foi au Progrès ? Vous ignorez ce qu’est l’évolution des sociétés humaines. Vous ne nierez pas, cependant, que nous sommes à la veille d’une grande transformation ; les temps sont proches annoncés par les penseurs. L’humanité est pleine d’une vaste espérance qui ne saurait la tromper. Elle sent un monde nouveau s’agiter dans son sein. L’humanité a été, jusqu’ici, dans l’enfance ; la voilà, enfin, arrivée à l’âge adulte. Elle est mûre pour la grande mue sociale ; il est temps qu’elle fasse peau neuve. La société ancienne, avec ses inégalités et ses injustices, ne peut durer. Elle choque tous nos sentimens. Il nous faut lui en substituer une autre ; et le collectivisme nous offre le seul système satisfaisant pour la Raison, le seul conforme à la Science. En dehors de lui, je ne vois que brouillard et ténèbres. Tous les esprits droits y viendront ; et vous des premiers. La théorie est complète, elle a été étudiée jusqu’en ses détails ; il n’y a plus qu’à l’appliquer. Et on y parviendra, sauf, au début, à tâtonner un peu. Autrement, ce serait à désespérer de la Raison et du Progrès ; et la Raison doit l’emporter ; le Progrès doit s’effectuer, malgré tout, puisqu’il est le Progrès.

L’ANARCHISTE. — Voilà bien votre meilleur argument, un argument de croyant qui prend un article de foi pour une preuve. Cela doit se faire, parce que cela est conforme à votre idée du Progrès et de la Science, deux divinités dont il vous paraît impie de douter. Illusion et superstition ! Vos docteurs ont sans cosse à la bouche la Science, la Raison, le Progrès, l’Evolution, autant de grands mots qui éblouissent les simples, et sur lesquels il serait bon de s’entendre. Y a-t-il, seulement, une science sociale, ou, comme disent les pédans, une sociologie, ainsi qu’il y a une