Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/742

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’ANARCHISTE. — Oui, pas d’autre patron que la collectivité, c’est-à-dire, en bon français, pas d’autre patron que l’Etat. Cela sonne bien à vos oreilles, l’Etat patron ? Pour moi, cela me donne la chair de poule. L’État patron universel, désignant à chacun sa place dans la hiérarchie industrielle, lui assignant sa garnison de travail, lui imposant son métier et sa caserne ouvrière, sans qu’on puisse, seulement, quitter son poste, ou s’évader d’un métier dans un autre ; je ne sais si l’humanité aura, jamais, connu esclavage pareil. Aujourd’hui, sous ce maudit régime capitaliste, quand votre patron vous déplaît, vous pouvez le quitter ; quand une compagnie moleste, par trop, ses ouvriers, ils peuvent faire grève ; faute de mieux, les syndicats peuvent discuter avec les patrons, les forcer à compter avec l’ouvrier. Avec l’Etat, patron universel, rien de pareil ; défense de quitter son métier, sans autorisation, interdiction des coalitions et des grèves, ordre, à tout travailleur, de se soumettre aux règlemens et d’obéir aux chefs. Tout acte d’insubordination dans la fabrique devient un acte de rébellion contre l’Etat. L’ouvrier qui refuse le travail est un insurgé ; l’ouvrier qui abandonne l’usine est un déserteur ; et, forcément, pour l’exemple, pour que la discipline se maintienne dans l’immense armée industrielle, les réfractaires seraient punis en rebelles et en déserteurs. Votre code du travail sera calqué sur le code militaire. L’ouvrier en service sera traité, par les sergens de l’usine, comme un soldat sous les armes. Toute infraction à la consigne sera punie, non plus seulement d’amende ou de retenue, mais de la salle de police ou de la prison. Et ce régime ne durera pas trois ans, mais toute la vie. Voilà une existence qui sera gaie et libre ! Plus de paresseux et d’inutiles, direz-vous, plus de fainéans ; le travail organisé pour tous les citoyens. Oui, le travail contraint pour tous ; — les travaux forcés à perpétuité, tel est le dernier mot du collectivisme.

LE COLLECTIVISTE. — Vous êtes sévère pour l’Etat patron et pour la mise en commun de l’industrie ; aimez-vous donc mieux les grandes Compagnies et la féodalité industrielle ?

L’ANARCHISTE. — Les grandes Compagnies, je les exècre ; mais ne voyez-vous pas que l’Etat patron serait la plus puissante et la plus tyrannique de toutes les grandes compagnies, puisqu’il serait la seule et l’unique ? Vous protestez contre les monopoles, et vous érigez toutes les industries en monopole, aux mains de l’État. C’est alors que l’ouvrier ne sera plus qu’une pièce de la