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suffoque rien que d’y penser. Vous avez beau vous en défendre, vous n’êtes que des étatistes et les pires des étatistes, puisque vous ne pouvez appliquer vos doctrines qu’en absorbant tout, hommes et choses, dans l’État.

LE COLLECTIVISTE. — Vous attachez trop de prix à la liberté. Elle semble être tout pour vous ; c’est une idole à laquelle vous seriez prêt à immoler le bonheur même des hommes. C’est là une superstition d’aristocrate ou de bourgeois. Ç’a été la grande erreur du XIXe siècle, celle qui a rendu toutes ses révolutions stériles. Si précieuse qu’elle puisse sembler, la liberté ne sera jamais qu’un instrument, non un but ; et si, pour assurer à la société plus de justice ou plus de bien-être, il fallait abandonner une part de ma liberté, j’en ferais le sacrifice volontiers.

L’ANARCHISTE. — Je le sais, et je ne vous le pardonne pas. Nombre des vôtres donneraient toutes les libertés du monde pour un plat de lentilles, ou pour une tranche de roastbeef. Je ne suis pas de ceux-là ; j’aime mieux être libre que d’avoir le ventre plein. Pour moi, la liberté est quelque chose de plus qu’un outil, quoique ce soit peut-être encore le moyen le plus sûr de procurer aux hommes aisance et bien-être ; pour moi, c’est chose sacrée, parce que c’est la condition première de la dignité humaine. Aussi, je plains ceux qui en font fi ; elle est indispensable au développement moral comme à l’épanouissement intellectuel de l’homme. Elle seule peut mettre en valeur toutes ses facultés : par-là même, elle n’est pas moins nécessaire à la société qu’à l’individu.

LE COLLECTIVISTE. — Fort bien ; je ne veux pas choquer vos préjugés. Admettons que la liberté ait tout le prix que vous lui prêtez ; vous oubliez que la société collectiviste différera, du tout au tout, de la société actuelle. Comment le pouvoir social pourrait-il être oppressif, puisqu’il représentera la collectivité, et non plus une dynastie, ou une classe gouvernante ? Vous redoutez l’omnipotence de l’État ; mais l’État, ce sera nous. Le pouvoir ne sera qu’une émanation du peuple. Le peuple sera le seul maître et le seul souverain. Comment voulez-vous qu’il se tyrannise lui-même ?

L’ANARCHISTE. — Belle affaire, en vérité ! La souveraineté collective ressemble beaucoup à la propriété collective ; l’une n’est guère plus une souveraineté que l’autre n’est une propriété. Est-ce que, chez nous, en France, le peuple n’a pas été proclamé souverain ? Est-ce que le gouvernement n’est pas électif ? Est-ce que,