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nature. Quand vous auriez à vos ordres toute la puissance de l’Etat, vous éprouverez qu’il y a, dans l’homme, des forces et des penchans incompressibles. Vous apprendrez, à vos dépens, qu’on ne fabrique pas une société, comme un dictateur ou comme une convention forgent un empire ou une république, à coups de décrets. Vous comprendrez, trop tard, que les lois se moulent sur les sociétés, et non les sociétés sur les lois.

LE COLLECTIVISTE. — Vous nous faites trop ingénus ou trop brutaux. Nous ne comptons pas, seulement, sur la force coercitive de l’Etat et sur le pouvoir de contrainte de la loi ; nous comptons sur l’éducation, sur l’école, sur la formation morale des générations futures auxquelles nous saurons inculquer de nouvelles aspirations, avec un nouvel idéal.

L’ANARCHISTE. — Fort bien ; mais c’est toujours la vieille méthode, celle des gouvernemens anciens et des anciennes Eglises. Comme les vieux théocrates, vous ferez main basse sur les intelligences, vous vous emparerez de ce que les dévots appellent l’âme humaine. La tâche, heureusement, est malaisée. De plus grands que vous y ont échoué. Si, encore, vous aviez, comme les catholiques, comme les jésuites du Paraguay, ou comme je ne sais quels sectaires russes ou américains, un moule spirituel, où fondre l’intelligence des peuples enfans ; si vous aviez à votre disposition, comme ordonnateur et comme surveillant, un Dieu invisible ; si vous pouviez promulguer vos décrets, du haut d’un Sinaï ou d’un Calvaire, au nom d’une autorité céleste reconnue de tous, vous réussiriez, peut-être, à dresser, en quelque oasis écartée, une cité théocrato-collectiviste, capable de durer un ou deux siècles. Moquez-vous de moi, si vous voulez ; les socialistes catholiques sont les seuls qui puissent faire vivre une société plus ou moins communiste. Pour mater les révoltes de la nature humaine, ils ont, eux, au moins, autre chose que la force ou la loi. Ils ont un frein moral ; ils ont une doctrine qu’ils tiennent pour divine ; ils ont une autorité qu’ils croient infaillible, toutes choses qui vous font défaut. Ils ont même, dans l’Evangile, un principe de fraternité qui leur fournit un lien social, souple et puissant tout ensemble. Heureusement pour lui, le monde a perdu la foi ancienne ; car, si les socialistes chrétiens venaient à le prendre dans leur filet, je ne sais trop comment il pourrait s’en dégager. Mais vous, collectivistes, vous n’avez ni autorité infaillible, ni foi divine qui enchaîne et relie entre elles les intelligences.