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bière, vous pensez bien que je ne suis pas des nigauds qui célèbrent la fête nationale et la prise de la Bastille. La prise de la Bastille, c’est de l’histoire ancienne. Au lieu de fêter les révolutions du passé, j’aime mieux songer à celles de l’avenir. La grande révolution n’est pas derrière nous, comme l’imaginent les bourgeois, elle est devant nous. Ce qui serait digne d’une république, ce serait d’avoir une fête en l’honneur des révolutions futures. A quand la prochaine ? A quand la chute de la Bastille capitaliste, l’avènement de la Sociale et l’inauguration du Collectivisme ? Si ce n’est pas pour demain, ce sera, toujours, pour le XXe siècle. Le XXe siècle sera le grand siècle libérateur, celui de l’émancipation définitive, celui où l’humanité sera, enfin, majeure.

— Je l’espère, ou je le souhaite, comme vous, répondit, dédaigneusement, le buveur d’absinthe ; mais s’il ne nous apporte pas autre chose que le collectivisme, le XXe siècle ne vaudra pas mieux que ses aînés. Tout comme ce misérable XIXe siècle expirant, dont trois ou quatre générations ont, en vain, attendu le renouvellement du monde, il trompera les espérances mises sur lui par l’incurable naïveté des peuples.

— Puisque vous faites fi du collectivisme, qu’êtes-vous donc ? demanda le prote d’un ton dépité ; anarchiste peut-être ?

— Anarchiste, précisément ; je ne reconnais aucun maître ; je ne jure sur aucune Bible ; je ne me laisse enrôler dans aucun régiment. Je ne crois pas plus aux dogmes du collectivisme qu’aux mystères des vieilles religions. Anarchiste et libertaire, voilà ma profession de foi. Et sur cette déclaration, l’homme à la redingote lança dans l’air une bouffée de tabac orgueilleuse.

LE COLLECTIVISTE. — Anarchiste ! il n’y a pas de quoi être fier. L’anarchie, nous en avons assez comme cela. Ne voyez-vous pas que c’est, justement, le mal des sociétés contemporaines ? Si elle n’a pas envahi la politique — et encore, est-ce bien sûr ? — l’anarchie ne règne que trop dans tout le reste. Anarchie morale et intellectuelle, anarchie des idées et des esprits qui n’ont plus de centre commun vers lequel les intelligences ou les volontés convergent. Anarchie économique, anarchie du travail et de la production qui sont abandonnés aux hasards de la compétition universelle et aux luttes homicides de la concurrence. Double anarchie, à la fois matérielle et spirituelle, issue d’une fausse conception de la liberté et fille du laissez-faire et du laissez-passer des économistes et des philosophes. Monde des idées ou monde du travail,