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COLLECTIVISTE ET ANACHISTE

DIALOGUE
SUR LE
SOCIALISME ET L’INDIVIDUALISME


A la dernière fête du 14 juillet, sur la terrasse d’une guinguette des Buttes-Chaumont, se trouvaient attablés, à l’heure des apéritifs, buvant côte à côte, à l’ombre d’un faisceau de drapeaux, deux hommes d’aspects différens. L’un gras, replet, proprement vêtu, l’air d’un bourgeois aisé, fumait une pipe devant un bock de bière : c’était un typographe, devenu prote dans l’imprimerie d’un petit journal socialiste. L’autre grand, maigre, sec, les cheveux drus et grisonnans, la taille serrée dans une redingote râpée, fumait, lentement, une cigarette, le regard vague et comme perdu dans le lointain. Il eût été difficile de dire quelle était sa profession, tant il en avait souvent changé. Ancien boursier d’un collège de l’Etat, bachelier ès sciences et licencié ès lettres, il avait essayé de tous les métiers où les déclassés cherchent un refuge, tour à tour écrivain, journaliste, répétiteur, comptable, agent électoral. Pour le moment, il était sans place, et il humait, mélancoliquement, à petites gorgées, un verre d’absinthe. Ces deux hommes ne se connaissaient point ; mais, entre voisins de table, au cabaret, il n’est pas besoin de présentation et le café ou l’alcool ont vite fait de délier les langues.

— Tel que vous me voyez, dit le prote, en posant sa chope de