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liberté, l’autre apparaît aussitôt pour remettre la main sur lui, avec une rapidité et une précision de mouvemens que la justice n’a pas toujours. Aussi la curiosité, l’inquiétude même, est-elle particulièrement éveillée sur son cas. Mais à mesure qu’il la provoque, le gouvernement met un art véritable à la déjouer. Le colonel Picquart a été, dit-on, arrêté une première fois pour avoir communiqué à un avocat, M. Leblois, des secrets qui intéressaient la sécurité de l’État, et une seconde pour avoir fabriqué un « petit bleu » dont il a été beaucoup parlé, mais dont personne ne peut rien dire de certain. Un mot du gouvernement aurait peut-être pu calmer la fièvre générale ; on s’est bien gardé de le prononcer. Les sévérités deviennent de plus en plus rigoureuses autour du colonel. Il ne peut plus communiquer avec personne, même avec son défenseur. Une négligence de la loi a laissé subsister le secret de l’instruction dans le code militaire ; on en profite contre M. Picquart. Pourquoi toutes ces précautions ? Sont-elles vraiment indispensables ? Servent-elles même à quelque chose ? Peut-être l’apprendrons-nous plus tard : pour le moment, le silence est absolu, et l’opinion publique en est réduite, comme tel personnage de comédie, à ne savoir que penser. On voit des personnes qui s’agitent sur la scène, qui vont et viennent, qui disparaissent et reparaissent, mais on n’entend pas ce qu’elles disent, et on ne comprend que peu de choses à ce qu’elles font. Ainsi, sur les aveux du colonel Henry, sur ceux du commandant Esterhazy, sur le cas du colonel Picquart, on a fait tout juste assez pour provoquer dans le pays la plus vive inquiétude, mais rien pour la calmer et l’apaiser dans la mesure où elle pourrait être pour le moment apaisée et calmée. — Étrange manière de comprendre les devoirs du gouvernement dans un pays de libre discussion ! On refuse, on mesure à l’opinion les moyens de se former, et c’est d’elle qu’on feint d’attendre l’impulsion. On ne nous dit rien, et c’est à nous qu’on semble demander une règle de conduite. On nous livre à nos ignorances et c’est ce qu’on appelle vouloir faire la clarté.

De tout cela est venue la situation actuelle : notre seule chance d’en sortir est la révision. Le gouvernement l’a compris, et il faudrait l’en féliciter, — une fois n’est pas coutume, — s’il avait montré plus de suite dans sa volonté, ou plus de discrétion dans ses incertitudes. Car, si l’on ne sait pas toujours ce qu’on devrait savoir, en revanche on sait souvent ce qu’on devrait ignorer. Pourquoi savons-nous, par exemple, que M. le garde des Sceaux, le ministre le plus particulièrement intéressé dans cette affaire, puisqu’il doit y prendre la principale initiative, s’est montré en dernier lieu défavorable à la révision, mais