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chercher encore. Le spectacle qu’il donne est d’autant plus fâcheux que chacun de ses membres marche d’un pas différent de son voisin. Il y en a qui courent ; il y en a qui s’attardent ; d’autres regardent à côté ; quelques-uns en arrière. On a rarement vu une équipe aussi mal assortie. Nous pourrions les plaindre si, portés au pouvoir par un grand mouvement d’opinion, ils s’étaient trouvés subitement aux prises avec une question imprévue et redoutable. Victimes d’une telle fatalité, ils seraient peut-être dignes d’indulgence ; mais rien ne les désignait pour le pouvoir, si ce n’est leur impatience et leur suffisance ; et, quant à l’affaire Dreyfus, ils connaissaient parfaitement son existence. S’ils ont négligé d’en causer par avance et de se mettre d’accord sur la manière de la traiter, en vérité, c’est tant pis pour eux ! S’ils n’ont pas su à quoi ils s’exposaient, ils auraient dû le savoir. Le malheur est que, s’ils se sont embarqués à la légère, et sans avoir même pris le soin banal de se reconnaître les uns les autres, ils ne sont pas les seuls à en souffrir : nous en souffrons avec eux. On a beau n’avoir dans un gouvernement qu’une confiance médiocre, on se tourne instinctivement de son côté pour chercher une orientation, parce que c’est son devoir de la donner, ou plutôt sa raison d’être. Même quand on n’accepte pas cette orientation, même quand on en adopte une autre, on fait, par opposition, quelque chose de précis et de réfléchi. Mais comment ne pas tomber soi-même dans quelque confusion lorsque l’incohérence règne dans le gouvernement ? C’est le cas où nous sommes, et aussi les ombres s’amoncellent-elles de plus en plus sur une situation qu’il serait si urgent d’éclaircir.

Ces observations paraissent-elles trop sévères ? Avons-nous besoin de les préciser ? Il suffira donc de rappeler que, si la violence des polémiques a, non pas certes sa justification, mais son explication quelque part, c’est dans l’ignorance où le gouvernement nous laisse de tout ce qu’il devrait nous dire. Les aveux du colonel Henry ont changé la face de l’affaire Dreyfus ? Que savons-nous, après un mois écoulé, des aveux du colonel Henry ? Nous savons sans doute que le colonel Henry a reconnu avoir fait un faux ; et cela est très grave ; et la gravité de sa faute lui est apparue telle qu’il a cherché un refuge dans le suicide. Mais nous n’en savons pas davantage, et cela n’est pas suffisant. L’opinion publique, si fortement ébranlée et secouée par la nouvelle en quatre lignes que le ministère de la Guerre a communiquée aux journaux, s’est légitimement posé beaucoup de questions restées jusqu’ici sans réponse. A-t-il été rédigé procès-verbal de la conversation suprême, de la scène tragique qui a eu lieu entre M. Cavaignac et