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comprendre que vous me teniez pour une canaille, mais vous ne me l’avez jamais fait sentir depuis ; les Russes ne m’ont jamais laissé ignorer ce qu’ils pensaient de moi. » Ils avaient tort : quand vous employez un drôle, libre à vous de le mépriser, mais vous avez perdu le droit de lui témoigner votre mépris, et comme le disaient Bridoison et Jérémie, ce n’est pas une petite chose que les formes.

Le prince faisait grand cas de Jérémie, mais cet excellent informateur ne pouvait résoudre tous ses doutes, satisfaire toutes ses curiosités. Le maréchal Radetsky avait rédigé jadis une sorte de manuel à l’usage des officiers attachés aux ambassades. Le vieux renard leur enseignait comment ils doivent s’y prendre pour se procurer des camaraderies dans l’armée étrangère qu’ils sont chargés d’étudier, comment, sans compromettre personne, sans même interroger personne, ils peuvent prévoir le cours des événemens en happant au vol les propos qu’un étourdi laisse échapper dans une causerie familière. Le prince Kraft ne connaissait pas ce manuel ; mais il n’avait pas eu besoin de le lire pour griller d’envie de se ménager des relations intimes dans l’armée autrichienne. Malheureusement on avait mal répondu à ses avances, et il n’était pas un seul lieutenant qui lui fit l’amitié de le traiter en camarade. Il lui semblait même que depuis quelque temps on redoublait de réserve à son égard, et il soupçonnait la police d’avoir pris copie de quelques-uns de ses rapports. Il ne se trompait pas : le chef de la chancellerie de l’ambassade prussienne à Vienne était un vétéran de la guerre d’indépendance, décoré de la croix de fer ; il sut plus tard que ce héros avait été surpris livrant des documens au gouvernement autrichien, qui lui graissait la patte.

Le jeune attaché se morfondait, se rongeait les poings, quand le hasard lui vint en aide une fois encore, et une fois encore il aida le hasard. Dans la seconde quinzaine de septembre, la célèbre ballerine berlinoise, Marie Taglioni, arriva en tournée sur les bords du Danube, où elle fit bientôt fureur. Quelqu’un qui désirait vivement lui être présenté recourut aux bons offices du prince Kraft, pour qui ce fut un trait de lumière : il jura que grâce à Marie Taglioni, il aurait avant peu un pied et même deux dans le monde fermé de la jeune aristocratie militaire de Vienne.

Il ne connaissait la Taglioni que pour l’avoir vue danser ; il n’avait jamais échangé un mot avec elle. Avant de présenter les autres, il avait besoin qu’on le présentât lui-même, il s’en chargea. Toute affaire cessante, il alla offrir à l’étoile et à sa mère la protection de l’armée prussienne, et il sut si bien s’y prendre que sa belle humeur, sa