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les choses. L’empereur pardonna, boucha lui-même le trou, et les Russes n’entendirent plus parler de ce secrétaire qui s’était avisé que le repentir et la vertu sont quelquefois le meilleur des placemens. J’ose affirmer que le prince de Hohenlohe n’a jamais temporisé hors de propos, que jamais par ses hésitations ou ses lenteurs, il n’a manqué comme le baron de Fonton un beau coup diplomatique.

Comme tous les hommes supérieurs, qui ont le feu sacré, il n’était jamais content de lui-même, et tant qu’il restait quelque chose à faire, il pensait n’avoir rien fait. Si fier qu’il fût de son tableau de l’armée autrichienne, il craignait qu’il ne s’y fût glissé des erreurs, et il éprouvait le besoin d’en contrôler l’exactitude par d’autres documens. Il résolut cette fois de recourir aux grands moyens. « Aucune ambassade, dit-il, ne peut se passer entièrement de ce qu’on appelle le service des renseignemens indirects, et ce serait folie de les écarter quand ils viennent s’offrir, car c’est par-là qu’on peut préparer d’avance le système d’espionnage que rendra nécessaire l’état de guerre. Mais il faut prendre de grandes précautions avec ces agens véreux et se garder à carreau. Ils ne négligent aucune occasion de vous nuire pour peu qu’ils aient barre sur vous. Ruse et courage, tel est leur caractère ; sans la ruse, ils ne pourraient subsister, et comme il y a toujours dans leur passé quelque histoire ténébreuse dont on peut leur demander compte et qui a fait d’eux ce qu’ils sont, ils ont le courage que donnent le désespoir et l’habitude du danger. »

Le prince avait rencontré chez le baron de Fonton un homme étrange, qu’il ne désigne que par son prénom de Jérémie, et qui l’étonna dès l’abord par l’étendue de ses informations. Il avait tout vu, il connaissait tout le monde. Après avoir servi comme adjudant dans l’armée autrichienne et en avoir étudié tous les rouages, il s’était fait ingénieur, avait travaillé au canal de Suez. Se trouvant à Vienne en 1848, il avait offert ses secours à la révolution ; mais ayant découvert qu’elle n’avait point d’avenir, il était sorti du jeu, sans rompre toutefois ses relations avec les principaux meneurs. Lorsque, en 1849, les Russes aidèrent l’Autriche à comprimer l’insurrection hongroise, le gouvernement autrichien l’autorisa à travailler pour eux, à organiser leur service d’espionnage, ce qui ne l’empêcha pas d’être au mieux avec les insurgés. Tantôt oiseau, tantôt souris, il avait ses entrées chez Görgey, chez Haynau, chez Paskievitch, chez tous les généraux et même chez l’empereur François-Joseph. Personne ne pouvait se vanter d’avoir dans toute l’Europe de plus belles connaissances : il était reçu par l’empereur Napoléon III, il rendait visite au sultan.