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Ses entretiens avec les envoyés des petits États allemands lui ouvrirent les yeux, il ne tarda pas à se désabuser. Il comprit que quelque figure qu’eût faite la Prusse dans la guerre de Sept ans et dans les guerres d’indépendance, et bien que les traités de 1815 lui assurassent tous les droits d’une grande puissance, le gouvernement et les cercles autrichiens s’obstinaient à la considérer comme un État vassal, qu’elle était toujours à leurs yeux l’électorat de Brandebourg : « Concluait-on avec nous un traité tel que celui du 20 avril, on disait superbement, en nous regardant de haut en bas, que ce traité était correct, comme on dit à un bambin qu’il est gentil. Mais on ne se croyait pas tenu d’en observer toutes les clauses ; on en usait comme un père qui envoie son enfant se coucher en lui promettant un gâteau, et qui ne tiendra pas sa promesse pour peu qu’il craigne que ce gâteau ne lui cause une indigestion. Notre politique depuis 1815, l’humble déférence que nous avions témoignée à M. de Metternich, la souplesse dont nous avions fait preuve dans nos démêlés de 1850, avaient confirmé les Autrichiens dans l’idée qu’ils s’étaient faite de nous. » Désormais il ne doutait plus que, pour se faire respecter de l’Autriche, la Prusse ne dût en découdre, et il aurait voulu que son roi en fût aussi convaincu que lui.

Il remarquait tout, n’oubliait rien, et dans l’occasion il s’intriguait. Heureux les attentifs ! heureux les appliqués et les patiens ! Il leur échoit tôt ou tard quelque bonne fortune. Le prince parvint à se procurer une liste officielle, authentique de tous les régimens autrichiens, avec des indications précises sur les corps d’armée dans lesquels ils avaient été versés au commencement de l’année 1854. Une demi-heure lui suffit pour prendre copie de tous les chiffres, et après quinze nuits de travail acharné, il avait reconstitué le tableau complet de l’armée, de son ordre de bataille et de ses effectifs. Comment s’était-il procuré cette liste ? Il a été fort discret sur ce point : il se borne à dire « qu’un heureux hasard, ein glücklicher Zufall, l’avait fait tomber dans ses mains. » Je le soupçonne d’avoir aidé le hasard. Il raconte qu’un jour un conseiller de l’ambassade de Russie, le baron de Fonton, laissa échapper une bonne aubaine, manqua par sa faute « un des plus beaux coups diplomatiques. » Un secrétaire de l’empereur François-Joseph avait détourné une somme de six mille florins ; on devait avant peu vérifier sa caisse ; comment boucher le trou ? Dans son embarras, il offrît à l’ambassade russe de lui livrer, moyennant finance, une copie de toutes les dépêches qui se trouvaient sur la table de l’empereur. M. de Fonton hésita, marchanda, si bien que son homme eut le temps de se raviser, se jeta aux pieds de l’empereur, lui confessa son péché, en arrangeant