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les Russes n’évacuaient pas les principautés, et il s’empressa d’en informer son gouvernement. Il sut plus tard qu’on l’avait traité de visionnaire, qu’on s’était diverti à ses dépens comme il s’égayait lui-même aux dépens des maîtresses qui, fermes dans le français, montrent leur langue cinq heures par jour. Mais quand la nouvelle se répandit que le 10 août le gouvernement autrichien avait signé un traité avec les puissances occidentales, on cessa de rire.

Il avait pris goût à son nouveau métier, où il se promettait de recueillir quelque gloire : « Autrefois, pensait-il, tout le long du jour, je ne faisais rien que par ordre, aujourd’hui je n’en reçois que de moi-même. Autrefois je concentrais toute mon attention sur un train d’artillerie et, par exception, sur une batterie de quatre canons ; aujourd’hui j’étudie les mouvemens d’armées de soixante mille ou de deux cent mille hommes et leur influence sur la destinée des nations. Autrefois j’aidais mon capitaine à économiser quelques pfennigs par tête de cheval sur les brides et les harnais ; aujourd’hui je fais le compte des millions que son armée coûte à l’Autriche, et je me demande combien de temps elle pourra soutenir cette dépense. »

Il s’était créé des relations dans le corps diplomatique et il choyait particulièrement les représentans des petites puissances. Il savait qu’elles sont très friandes de nouvelles, que leurs envoyés se remuent beaucoup pour s’en procurer, qu’ils sont d’ordinaire de bons tuyaux, qu’excitant moins de défiance, on leur dit quelquefois ce qu’on ne dirait pas à d’autres. La plupart ne comprenaient pas un mot aux faits de guerre dont ils avaient eu vent, et ayant reconnu que le prince Kraft était un juge fort compétent en la matière, ils venaient lui demander des éclaircissemens, et du même coup ils lui apprenaient leurs nouvelles, qu’il feignait d’avoir apprises avant eux. Donnant, donnant : il leur prodiguait les explications, poussait quelquefois l’obligeance jusqu’à leur dicter leurs rapports. Il était sûr de les rencontrer chaque soir au Casino ; lui plaisait-il de n’y pas aller, il voyait accourir chez lui Bade, la Bavière, le Hanovre, la Saxe, qui avait beaucoup d’esprit, la Hesse, qui était asthmatique, et jusqu’à la Grèce, représentée à Vienne par un homme qui ne se lavait jamais et se vantait d’avoir fait une bonne affaire en épousant une Valaque : « Mon beau-père, disait-il, a vingt mille cochons et une fille seulement. »

Le prince Kraft avait apporté de Berlin la conviction, partagée par nombre de Prussiens, qu’une entente cordiale était possible entre la Prusse et l’Autriche, et que de toutes les combinaisons, c’était la plus sûre et la plus désirable.