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fantôme qui, comme le nuage de Hamlet, prend tour à tour la forme d’un chameau ou d’une belette. » On le voit, ce lieutenant de vingt-sept ans n’était dupe de rien, il n’avait aucun de ces préjugés qui obscurcissent parfois l’entendement du plus sagace des espions.

On lui avait donné carte blanche ; il s’embarquait sans instructions comme sans biscuit. Lorsqu’il prit congé, le roi lui dit simplement : « Adieu, amusez-vous bien à Vienne ! » À l’état-major, on lui remit un questionnaire, en lui déclarant qu’on se reposait sur lui du soin d’observer et de noter ce qui lui paraîtrait le plus intéressant. Le comte Waldersee, ministre de la guerre, lui dit en riant : « J’ai ouï dire qu’en Autriche on apprend tout en faisant la cour aux femmes. » Quant au ministre des affaires étrangères, M. de Manteuffel, il toussa, cracha et ne sonna mot : « Je savais maintenant à fond ce que j’avais à faire. Le seul qui m’eût donné une instruction était le ministre de la guerre, et cette instruction portait que je devais faire la cour aux femmes. Un homme qui comme moi avait vécu dix-huit ans sous une discipline paternelle des plus rigides, qui ensuite avait servi neuf ans comme officier dans une armée où chaque pas, chaque geste étaient réglés, devait trouver étrange de se voir soudain transporté dans une situation où il n’avait aucun ordre à recevoir, aucun conseil à demander. » Ce fut le 8 juillet qu’il lit son entrée à Vienne, où il prouva dès les premiers jours qu’il avait le génie du débrouillement. Les chapitres de ses mémoires où il a raconté les principaux épisodes de sa mission sont un instructif et agréable traité sur l’art de s’informer, et particulièrement sur l’espionnage militaire.

Le premier soin du jeune attaché fut d’étudier le questionnaire qu’on lui avait remis, et il ne tarda pas à reconnaître qu’on était à Berlin dans une grande ignorance de tout ce qui concernait l’armée autrichienne. La plupart des questions reposaient sur des prémisses fausses. « Où se trouve aujourd’hui tel régiment, qui autrefois faisait partie de la brigade X ? » Ce régiment n’existait plus depuis quatre ans, et il n’y avait jamais eu de brigade X. Si le prince Kraft s’était figuré que l’indiscrétion des officiers autrichiens lui faciliterait ses recherches, il eût été loin de compte. Ils étaient fort polis, très courtois, mais très boutonnés. L’Autriche avait depuis 1850 réorganisé toute son armée, et on n’en savait rien ni à Berlin ni ailleurs, tant le secret avait été bien gardé. Le plus obligeant, le plus expansif des généraux que le prince interrogea lui fit la grâce de lui communiquer le nouveau règlement relatif au corps sanitaire, et ce fut tout. À la vérité, on publiait sous le titre de Schematismus un annuaire donnant la liste des officiers et