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privés de nourriture, n’avaient plus eu la force de franchir ce mauvais pas, et ils étaient tombés, à la descente, au bas de l’escarpement sur lequel ils n’avaient pu se maintenir, bousculés peut-être par ceux qui les suivaient, dans leur hâte de s’enfuir.

Presque tous ces os, soumis alternativement, selon les saisons, à l’action de la neige et à celle d’un grand soleil, avaient acquis la blancheur de l’ivoire. Quoique très souffrant des efforts de l’ascension, je me traînai jusqu’à la place où ils gisaient, puis je commençai, dans une intention ethnographique, à en recueillir quelques-uns, des crânes surtout, en les choisissant avec tout le soin et toute la complaisance d’un collectionneur, et je me mis à en remplir les bissacs de mon cheval, en apportant à cette tâche les précautions voulues. Déjà je voyais par la pensée ces têtes rangées et étiquetées sur les étagères du Muséum de Paris, si pauvre jusqu’à présent en spécimens provenant de ces régions. Puis, peu à peu, à ma satisfaction de naturaliste renforcé d’un archéologue, c’est-à-dire de double maniaque, vint se mêler un sentiment étrange, qui graduellement prit plus de consistance dans mon esprit. Peut-être n’était-il pas convenable d’emporter ces crânes comme de simples bibelots ? Peut-être était-ce manquer d’égard à ces morts ? Que diraient ces malheureux, privés de la sépulture si chère à tous les Musulmans, et qui, en toute justice, avaient bien le droit, sous la neige du Toit du monde, d’espérer pour leurs os, à défaut d’une bénédiction funéraire, un repos éternel ? A coup sûr, s’il y a en ce monde un emplacement où l’on puisse avoir l’espoir de n’être pas dérangé du sommeil de la tombe, c’est bien là-haut… N’ont-ils pas droit tout au moins au respect des passans, ces pauvres gens morts misérablement là-haut, eux et leurs familles, fugitifs, à bout de forces, dans la morne agonie du froid, de la faim, et de la déroute, après huit jours de marche, sans avoir pu atteindre le seuil de l’asile qu’ils avaient espéré ? Et moi, dans mon aveugle manie de collectionneur, je ne voyais là que de beaux échantillons bien conservés à mettre dans une vitrine et je revêtais déjà, en imagination, chacun de ces crânes d’une étiquette calligraphiée. N’était-ce pas une sottise, et, sinon une profanation, du moins une inconvenance vis-à-vis de gens que je n’avais pas connus ?

Chacune des boîtes osseuses que je cataloguais, sans y voir autre chose qu’un numéro d’inventaire, avait contenu non seulement les pensées d’une vie entière, comme tout crâne humain