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Vers dix heures du matin, nous atteignons une grotte qui sert souvent d’abri aux voyageurs : peut-être aurions-nous mieux fait d’y passer la nuit que de nous arrêter à Sari-Koutchouk, car l’heure s’avance et la crête finale, qui ne marque même pas la moitié de l’étape, et qu’il faudrait à toute force passer avant midi, n’apparaît pas encore. A partir du niveau de cette grotte, les cascades sont revêtues d’un étui de glace. Mais cette voûte est incomplète et trop faible pour porter une lourde charge. Quand il faut nous en servir comme d’une sorte de pont pour passer d’un côté à l’autre, ce qui nous arrive assez fréquemment, elle se rompt, et hommes, chevaux et bagages prennent un bain plus que froid. Cependant notre accoutrement, dans nos touloupes hirsutes, sous lesquelles l’accumulation de nos vêtemens nous donne une apparence de gaucherie indescriptible, est tel, que l’effet est vraiment réjouissant pour les spectateurs, dans les intervalles des momens où ils deviennent acteurs. Nos faces rougies et boursouflées par le froid, sous les mèches de nos bonnets hétéroclites, surmontant les parties supérieures de nos touloupes de peau, qui se gonflent démesurément lorsqu’elles émergent de l’eau, nous donnent l’air d’une horde macabre de noyés hideux et fantastiques ou d’une sarabande de plongeurs équestres. La gravité de la mine des victimes de ces mésaventures ajoute au comique du tableau.

Enfin, à dix heures et demie, nous parvenons à un endroit où la gorge s’évase, tandis que le lit du torrent se ramifie. Là nous commençons à éprouver, pour la première fois d’une façon sérieuse, les effets du mal de montagne. Je suis, pour ma part, pris de vertiges et d’accidens cardiaques, et forcé de faire halte un instant. Ces malaises d’ailleurs se dissipent ou sont très atténués quand on cesse tout effort musculaire, par exemple quand on se laisse porter par un cheval. Mais alors c’est l’animal qui est sujet à des accidens, et sur lequel il faut veiller en lui permettant de reprendre haleine tous les dix ou douze pas.

Du reste les chevaux, même ceux qui vivent toute l’année dans la montagne et qui nous étonnent par leur adresse et leur aptitude à se cramponner au flanc des rochers les plus abrupts, sont moins bien partagés que la plupart des autres animaux et que l’homme lui-même au point de vue de l’extrême limite d’altitude qu’ils peuvent atteindre. Dans les escalades, ils sont incommodés avant les hommes et sont sujets à des hémorrhagies plus