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avancer dans l’obscurité. À cette altitude, en pareille saison, et dans de pareils climats, arriver avant la nuit ou ne pas arriver au point de campement que l’on se propose d’atteindre peut être une affaire de vie ou de mort : aussi la question des repas doit-elle être reléguée au second plan et il est admissible qu’ils soient réduits à leur plus simple expression. Toutefois je trouve que Souleyman va un peu loin. Nous avons justement depuis le matin, pendu à l’arçon d’une de nos selles, un oular, dont la chair est très comestible, et que je me suis bien promis d’employer à varier notre pillao. Avant de renoncer à cette perspective, j’exige des explications. Balientsky, lui, s’en passerait volontiers. Il hausse doucement les épaules et se soumet à la fatalité. Il a seulement allumé un nouveau cigare, — le vingt-troisième depuis le matin, — et la fumée qui en sort lui suffit, avec l’addition de l’inévitable Nie tchevo, le mot russe qui résume toute la philosophie slave, laquelle aurait en somme, comme expression suprême, une sorte de nirwana temporel dès ce monde. Si je l’écoutais, j’en ferais autant. Je suis moins accommodant. J’insiste. Les hommes finissent par me répondre qu’à l’endroit où nous sommes la cuisson du riz ou de tout autre aliment est impossible. Le thé lui-même, disent-ils, n’y vaut rien. Ils acceptent d’ailleurs ce fait avec résignation et l’expliquent en alléguant que la place a été maudite autrefois par un saint. À une époque qu’il leur est impossible de m’indiquer, mais qui, tous s’accordent à le dire, est fort reculée, un saint personnage, sur le nom duquel on n’est plus bien fixé, passant par cet endroit, y rencontra une caravane dont les gens étaient en train de préparer du pillao. À la requête du vieillard, qui sollicitait une part de leur dîner, ils eurent l’égoïsme et la maladresse de répondre par un refus. Le saint, pour les punir, recourut à un procédé assez ingénieux : il les maudit, eux et leur ragoût, — ce qui n’était que justice ; — mais, pour rendre sa malédiction plus efficace, et surtout plus notoire, il maudit l’emplacement où était installée leur cuisine, ainsi que tous les environs, et déclara que jamais le riz n’y pourrait plus cuire, quel que fût le temps pendant lequel on entretiendrait l’ébullition de l’eau. Mes gens et les guides qui m’accompagnaient ce jour-là connaissaient cette sentence et s’y soumettaient respectueusement, sans paraître trouver trop inique ni trop vindicatif le procédé du saint, lequel, après avoir empêché la cuisson du dîner des malavisés qui avaient manqué d’égards envers lui, empêchait en même temps la