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Un autre m’amène un yak, ce gros ruminant bien connu, qui rend de si utiles services comme bête de somme et même comme monture sur les hauts plateaux du Thibet. C’est, on le sait, une sorte de bœuf à épaisse fourrure et à queue de cheval, et sa qualité la plus précieuse est sa faculté de supporter, en même temps que les plus grands froids, l’air raréfié des grandes altitudes. Ces animaux portent des poids assez considérables à des hauteurs où aucune autre bête de somme ne peut vivre. En revanche, dans les plaines, ils dépérissent et ne tardent pas à succomber. On a cherché à les acclimater dans les steppes. Ils y meurent, et au-dessous de 2 000 mètres d’altitude ils paraissent souffrir. Il y en a de sauvages et de domestiques. Celui qu’on me montre à Soufi-Kourgan est le premier que je rencontre au cours de ce voyage. Avec son aspect rébarbatif, accentué par les grognemens fréquens qui lui ont valu son nom latin (Poophagus gruniens), sa fourrure hérissée, son corps plus gros, plus trapu et plus court que celui du bœuf, il a, lui aussi, un aspect préhistorique. Il est au bœuf ce que le mammouth est à l’éléphant.

Décidément je penche à donner raison à ceux des savans qui, dans les controverses pour déterminer l’emplacement du Paradis terrestre, ont donné la préférence au Pamir, et placé dans la vallée d’Alaï le berceau de l’humanité. Les habitudes des hommes préhistoriques, telles que nous les ont dépeintes les auteurs et les peintres classiques ou décadens qui sont versés dans la matière, s’y sont conservées dans toute leur pureté. On y lance des pierres — des silex, bien entendu, — avec la précision et la raideur que savent apporter à cet exercice les indigènes australiens, ou qu’y apportaient, dans les temps archaïques, les hommes des cavernes de la Gaule ou, un peu plus tard, les héros d’Homère, leurs émules. Tout en faisant cette réflexion et en admirant le grand style de mes hôtes qui font, non pas de la prose, mais de l’épopée homérique sans le savoir, je suis obligé de laisser la corneille de roche, ainsi que les autres oiseaux vivans, ne pouvant avoir la prétention de les conserver et de les transporter pendant tout le cours d’un voyage qui doit durer plusieurs mois. J’achète un mouton, que je fais dépecer et dont nous emportons les meilleurs morceaux.

Pressés par le temps, c’est-à-dire obligés de faire tenir dans la journée notre étape déjà allongée par la reconnaissance poussée sur la route du Taldyk, nous ne nous attardons pas à visiter le