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résigner plus longtemps. Le nombre de nos ennemis est de plus de deux mille, et nous n’en aurions pas été quittes en moins de deux heures. Trois Kirghiz à cheval, qui se trouvent à l’arrière-garde, suffisent à mener toute cette bande d’animaux. Lorsque nous les croisons, une demi-heure après environ, nous leur adressons, naturellement, les injures les plus violentes et les moins méritées. Force nous est de constater qu’il sera désormais impossible d’atteindre, avant que l’obscurité soit venue, le point où nous attend notre chameau avec la yourte qui doit nous servir d’abri pour la nuit.

Dans la première partie de cette étape, entre Gouldcha et Kizil-Kourgan, je trouvai sous les pierres plusieurs échantillons d’un animal intéressant, la terrible araignée noire appelée par les indigènes kara-kourt, par les naturalistes Lathrodectes bipunctatus, et dont la piqûre est mortelle ou passe pour l’être. Les Kirghiz des montagnes en ont grand’peur : quand ils constatent sa présence dans un endroit, ils le désertent complètement, eux et leurs troupeaux. Aussi les gens de ma suite jetèrent-ils les hauts cris, quand ils me virent déterrer plusieurs de ces animaux. Désireux de les conserver vivans et n’ayant pas sur moi le matériel nécessaire pour les recueillir d’une façon méthodique, je les enfermai provisoirement dans des douilles de cartouches que je bouchai tant bien que mal avec des tampons quelconques, me réservant de placer plus tard mes captifs dans un lieu plus sûr. Les circonstances, qui ne me laissèrent pas le loisir d’ouvrir mes caisses, en décidèrent autrement, et je portai plusieurs jours ces hôtes sur moi avant d’avoir le temps de les enfermer ailleurs pour le reste de la durée du voyage. Les cris et les protestations de mes Kirghiz redoublèrent lorsque je les mis tout simplement dans ma poche. J’eus d’ailleurs la satisfaction de les rapporter en France, l’année suivante, en compagnie d’autres arachnides moins venimeuses, mais tout aussi incommodes, des Ixodes, qui s’attachent en parasites sur les animaux et les hommes pour leur sucer le sang. Plusieurs de ces derniers, faisant preuve d’une vitalité singulière, restèrent vivans pendant dix-huit mois dans des tubes de verre, sans prendre aucune nourriture. Le kara-kourt est une araignée de taille assez médiocre : son corps n’excède pas la dimension d’une noisette, sa forme est globuleuse, sa couleur d’un noir luisant, et son aspect n’a rien de répugnant. Ses pattes, fortes et assez longues, sont lisses, et en forme de lames. Les