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nomme Kizil-Kourgan (la forteresse rouge). Nous avons fait 31 kilomètres depuis le matin.

Ici la vallée s’élargit un peu et forme une sorte de cirque dénudé, fond d’un petit lac aujourd’hui vidé, au centre duquel on voit les restes d’un petit retranchement en terre, de forme rectangulaire. C’est là qu’un certain nombre de Kirghiz tentèrent d’arrêter Skobeleff lors de son expédition au Pamir, et lui livrèrent un combat dont ce fortin en ruines, facilement enlevé par les Russes, est la dernière trace. Il eût été prudent pour nous d’y faire étape, car la journée était déjà avancée, les jours bien courts, et il devait être certainement impossible d’arriver avant la nuit à Targalak, où la vallée s’élargit pour la seconde fois, à 25 kilomètres plus loin. Pressé d’avancer, je décidai pourtant de continuer. D’ailleurs, bien que le volostnoï eût eu la prévenance de nous faire préparer une yourte à Kizil-Kourgan, pour le cas où nous aurions voulu nous y arrêter, un cavalier avait été expédié à Targalak pour nous y faire dresser deux autres yourtes. Nous passons donc outre, et, à 3 heures, nous nous engageons de nouveau dans une gorge resserrée. Là un fâcheux contretemps se produit.

Nous sommes à l’époque où de nombreux troupeaux, composés surtout de chevaux, descendent des hauts pâturages du Pamir, devenus inhabitables pour l’hiver, dans la plaine du Ferganah. Déjà, depuis notre départ, nous en avons rencontré plusieurs. Cette circonstance provoque dans notre étape un incident insignifiant en apparence, mais dont les conséquences peuvent devenir sérieuses. A l’un des étranglemens les plus resserrés de la gorge de la Gouldcha, au moment où, marchant sur une corniche étroite, nous nous préparons à tourner un angle saillant de la falaise à pic au pied de laquelle roule le torrent écumeux, nous voyons paraître derrière cet angle la tête d’un cheval venant en sens inverse de nous. Cette situation est celle qui a souvent été décrite par les voyageurs dans les Andes. Ici comme en Amérique, elle est plus critique qu’on ne pourrait le croire, car les sentiers sont réduits à leur plus simple expression, et l’un des deux convois qui se rencontrent ainsi, — quand il s’agit de deux convois, — est obligé de reculer, souvent fort loin, jusqu’à un endroit où le croisement soit possible. C’est ce que nous faisons, après avoir vainement tenté, par nos cris et nos démonstrations menaçantes, de faire battre en retraite nos