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compagnon qui, au même moment, n’a senti qu’un choc à l’estomac et se croit sauvé, chancelle, culbute, est mort… En fait, depuis le Revers du Jeu des Suisses qui peut être considéré comme la première caricature politique moderne, parue en 1499, jusqu’aux dessins du Pss… T ou du Sifflet qui en sont la dernière manifestation, on n’observe pas que les coups portés par les caricaturistes aient jamais eu le moindre effet quand leur adversaire était puissant.

Vainement Prévost-Paradol a-t-il dit : « L’indomptable et insaisissable ironie qui enveloppe et dissout peu à peu les dominations les plus superbes a souvent servi les meilleures causes qu’on puisse défendre en ce monde, et l’on a vu des temps malheureux où le sourire d’un honnête homme était la seule voix laissée à la conscience publique… » Bien loin que l’ironie soit une arme contre l’odieux, c’est précisément l’odieux seul, la « domination superbe, » contre quoi l’ironie ne puisse rien. Là, selon le mot de Napoléon, elle « mord sur du granit. » Les réponses de l’agneau au loup, chez La Fontaine, sont pleines de la plus délicate ironie, mais l’agneau n’en est pas moins mangé et les rieurs ne sont jamais du côté d’un agneau qu’on mange. Une idée ironique demande, pour être conçue, exprimée, et sentie, une liberté d’esprit qu’on déploie fort bien devant le demi-vice, le semblant d’oppression, mais qu’on ne conserve pas devant l’odieux. On a d’excellentes caricatures sur Louis-Philippe. Où sont celles sur Napoléon ? De fort jolies sur M. Thiers. Où sont celles sur Ferré et Raoul Rigault ? De très passables sur Cambacérès. Où sont celles sur Talleyrand ? Par son essence, la caricature ne peut donc jouer le rôle moral et vengeur qu’on lui attribue.

Le caricaturiste n’est donc pas un pionnier du Progrès, non plus qu’il n’est un amuseur, ni un moraliste, ni un philosophe, ni un combattant redoutable au service des causes populaires. Il ne renverse pas les trônes ; il ne fait pas rire les multitudes. Le rôle de la caricature moderne est tout autre. Des deux côtés de l’Atlantique et jusque sur les îles nouvellement peuplées où se publient des journaux à images, la caricature est simplement ceci : un truchement qui met devant les yeux certaines idées qui, au premier abord, ne frappent que l’esprit. Le caricaturiste contemporain est un éclaircisseur des questions et un metteur au point des vues sociales ou politiques. Il ne caricature point pour exciter le rire, ni pour exciter la haine. Il caricature par besoin