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de restaurant, un Dieu Terme, une bouteille de Champagne, une Parque, un lutteur de foire, une statue du commandeur, une lune, un jésuite, un cuisinier, un caviste, un épicier, un dogue, un escamoteur, un équilibriste, un ange, un aiguilleur de trains, un berger ; puis c’est, hélas ! un pilote qu’on congédia, un chien de garde qu’on chasse, un boutiquier qui met les volets à sa devanture, un Napoléon qui rêve à Sainte-Hélène, un géant qui rentre à son village, avec sa massue, la journée finie… C’est aussi un saint de vitrail, une Marguerite de Faust, effeuillant dans le jardin de la Triple Alliance une marguerite dont les pétales ont la forme de délicats petits canons Krupp.

On suit, dans les journaux, ces déformations successives de la même figure, jusqu’à ce qu’un matin, on apprenne que le grand caricaturé a succombé à une congestion ou à quelque autre accident qui supprime la vie… Le portrait est achevé. Bientôt il reposera sur un lit de parade. Le dernier trait vient d’être donné par la Mort, caricaturiste suprême, sur qui nul n’ose renchérir !… On raconte qu’un jour Disraeli, las des attaques du Punch, voulut en rencontrer les rédacteurs dans un dîner de corps qu’il présidait et se fit présenter Leech, afin de le désarmer par son amabilité. Il causa joyeusement, nonchalamment, demeurant à table bien après la fin du repas, et proposa, en manière de divertissement, la santé d’un ami absent qui s’appelait M. Punch. L’éditeur du journal, Mark Lemon se leva et remercia au nom de l’ami absent. On se sépara fort tard dans la nuit. Mais durant cette soirée où Disraeli arrêta les crayons des caricaturistes, celui du Temps poursuivait son œuvre, sur la vieille figure de l’homme d’État, trouvant des traits ironiques dont Leech lui-même ne se serait pas avisé. Chaque minute qui s’écoule ajoute un point caricatural au plus beau visage. Ceux qui meurent jeunes sont aimés des Dieux…

Tous les maîtres nous donnent cette sensation de tristesse. Ni la Danse des Morts d’Holbein, ni les Misères de la Guerre de Callot, ni les Scènes d’invasion de Goya, ni les Propos de Thomas Vireloque de Gavarni, ni le Doux Pays de M. Forain, ni la mort de Hoche de Gillray, où le héros s’élève dans les airs jouant d’une lyre qui est une petite guillotine, ni le Bonaparte de Rowlandson causant avec la Mort, assise sur un affût, ne prêtent à rire. Ni M. Willette en France, ni M. Walter Crane en Angleterre, ni M. Dana Gibson en Amérique n’ont fait rire personne. Les