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pauvres. L’Américaine qui est toujours, par une hypothèse hardie de caricaturiste, belle comme le jour, rêve inquiète et dédaigneuse de cet avenir misérable qu’on lui prépare, et même « entre deux duchesses authentiques » — elle ne se sent pas heureuse. Qu’a donc cette Europe méprisée pour prétendre à ses regards et les attirer ? Elle a ce qui ne se fait pas en un jour : une histoire, et ce qui ne se fait pas à soi tout seul : des patries. Elle vient donc, la vieille Europe, sous l’aspect du lion héraldique de l’Angleterre, la couronne sur la tête, rugissant dans sa crinière, et se dresse dans le cirque où les jeunes Américaines, en robes à traînes, se tiennent effarées. Le lion héraldique réclame sa proie : d’un pas lent et superbe il avance, cependant qu’un petit Amour anacréontique s’en va, boudant, se désintéressant d’un drame où il n’est pour rien…

Pareillement, de ce côté-ci de l’Atlantique, la caricature nouvelle joint la pitié à l’ironie. Les choses de ce monde ne se partagent plus en choses qui font rire et en choses qui font pleurer. Les mêmes font rire et pleurer tour à tour. Dans l’invalide perclus qui s’en va boitillant, le caricaturiste voit le poussah, mais il voit aussi le héros,


Car l’eau d’une larme est un prisme
Qui transfigure l’univers…


Le rêve et l’ironie de M. Willette pleurent ensemble. Pierrot regarde un berceau fait d’une barque, ombragé d’une mousseline accrochée à un croissant de lune, dressé sur des roseaux de Jésus-Christ. Il y a là l’Enfant divin qui dort à poings fermés. — « Veinard ! » dit Pierrot. Ailleurs, nous voyons passer des masques, des figures de carnaval, mais leur paysage est de Corot, leur démarche est de Watteau ; s’ils chantent, c’est la complainte mélancolique de « Marlborough s’en va-t-en guerre. » Nous ne les entendons pas rire. Ils paraissent se demander s’il ne faut pas plutôt pleurer devant Don Quichotte bafoué, Picwick condamné, Cyrano méconnu, et semblent


                                                       …quasi
Tristes sous leurs déguisemens fantasques.


Leurs formes se perdent peu à peu dans le rêve et grandissent. Le crayon de M. Willette donne à tous ses fantoches une poésie que la Réalité n’avait pas. Bien loin de souligner seulement en elle ce qui est ridicule, il aggrave ce qui est touchant. En